Roger de Mauthausen

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(environ 3 minutes de lecture)

(à Roger Gouffault)

Roger se présenta de lui-même dans les locaux du journal où je pigeais.

– Vous pourriez venir à mon congrès ? L’Amicale de Mauthausen. Cette année on se rassemble ici. 

Se tenait devant moi un homme de plus de 80 ans, dont le regard avait la malice d’un enfant. Tout son visage, d’ailleurs, dégageait une joie de vivre qui me sembla contraster avec le nom qu’il venait de prononcer. Je répondis que nous ne couvrions pas les réunions et les assemblées générales, mais que je serais preneur d’un tête-à-tête dans lequel il me raconterait son « expérience » de déporté (je m’excusai de ne pas trouver de meilleur mot sur le moment).

– Dans ce cas, il faudrait que vous veniez à Mauthausen. Je conduis deux pèlerinages par an. Je vous emmène.

– Vous voulez que je vous suive sur les lieux de votre déportation en Allemagne ?

– En Autriche. Je me charge de convaincre votre patron.

Je ne sais pas ce qu’il a dit au directeur du journal, mais j’obtins le feu vert dès le lendemain. Et je me retrouvai un mois plus tard devant les portes de la forteresse avec ses deux tours carrées de part et d’autre de l’entrée.

– Chaque pierre a été montée à dos d’homme, expliquait Roger. Chaque pierre représente un homme. 

Le ciel était bas, le froid glacial. Mais nous étions habillés. Soixante-cinq ans plus tôt, le matricule 34534 et ses camarades étaient nus ou presque.

C’était la quatre-vingt-quatrième fois que Roger emmenait un groupe sur les lieux de son calvaire ! Nous étions trente-sept : trois anciens déportés, seize enfants et petits-enfants de déportés, huit professeurs, huit élèves, deux journalistes. De part et d’autre de l’immense « place d’appel », où chaque matin après une nuit d’épouvante et chaque soir après une journée d’horreur on faisait le compte des morts et des survivants, s’alignaient des baraques de bois vert. Plusieurs étaient conservées en l’état. C’était une des principales revendications des anciens déportés : qu’on touche le moins possible. Chaque nettoyage, chaque démolition, était un peu de leur souffrance qu’on niait. 

Dans une de ces baraques, Roger raconta les trois cents corps entassés tête-bêche, la dysenterie, les poux, les pieds en sang, les vingt minutes accordées aux trois cents humiliés pour approcher les filets d’eau glacée, les bousculades, les piétinements, les coups…

– Ça peut pas se décrire, disait Roger après avoir décrit l’impensable.

Il parlait sans dramatiser. Des faits, des mots. Il nous emmena ensuite dans « la carrière », où deux mille détenus travaillaient chaque jour à casser des cailloux, qu’il fallait remonter le soir par les 186 marches de « l’escalier de la mort ».

– Nous devions remonter tous les soirs une pierre chacun, de vingt à trente kilos, en colonnes cinq par cinq, sous les coups. Ceux qui se trouvaient sur le côté gauche étaient frappés par les kapos, ceux de droite étaient frappés par les SS. Chaque soir, un détenu lâchait sa pierre, qui dégringolait sur les marches et entraînait dans sa chute quelques corps qui s’écrasaient plus bas. Jusqu’à la centième marche, je tenais à peu près. Au-delà, je sentais que j’allais lâcher ma pierre. Bien sûr, celui qui lâchait sa pierre était frappé ou poussé dans le vide. C’est quand je voyais un camarade matraqué à mort que je trouvais la force de continuer. On ne peut pas décrire les supplices, la terreur qui régnait sur ces marches…

Nous nous taisions, nous écoutions. Trente-six Français qui n’osaient pas dire qu’ils grelottaient regardaient cet homme qui parlait d’un enfer dont il était revenu avec une humanité fascinante. 

Pendant les trois jours que dura ce pèlerinage, Roger expliqua encore les tortures sous la douche, les pendaisons, le four crématoire, les quotas. « Ce soir, tu en remontes soixante », disaient les SS au kapo surveillant d’une centaine d’hommes… Dans ce lieu de mort, Roger ne cessa d’insister sur la solidarité. Il évoqua l’Espagnol qui soigna son ventre au charbon de bois et ses pieds avec un bout de ficelle, le Tchèque qui le prit avec lui après qu’il se fût coupé les veines, le Polonais qui l’empêcha de se faire tuer dans la carrière au moment où les SS tiraient pour s’amuser sur tous ceux qui bougeaient. Et les partages de boules de pain, de lit, d’eau…

– Il fallait, pour ne pas mourir, outre la chance et la résistance, une volonté acharnée de vivre. Celui qui n’y croyait plus, qui ne se battait plus, ne tenait pas longtemps. Cette envie de vivre, je l’avais. Mais elle n’a pu se maintenir que parce que d’autres la partageaient et m’ont aidé.

Il ne s’en vantait pas, mais j’avais appris en me documentant pour préparer ce déplacement que Roger avait lui aussi beaucoup aidé, beaucoup sauvé.

– Si je suis là, c’est pour vous montrer ce que peut devenir un homme.

En affirmant cela, il parlait autant des tortionnaires que de lui-même.

Il avait des histoires par centaines, car chaque jour dans ces enfers dépassaient l’entendement. 

– Un jour, avant l’arrivée de Ganz comme chef de camp, alors que j’étais sur la place d’appel, j’entendis un groupe de SS : « On va faire la chasse ». Ils se postèrent alors non loin des toilettes. Et ils dégommèrent quelques détenus qui avaient eu le malheur de se trouver là au mauvais moment. Dès qu’un malheureux se relevait de l’immonde banc à trous qui servait de WC, les SS visaient sa tête et tiraient. Comme à la fête foraine. Pour s’amuser.

– Il faut savoir qu’à Ebensee, le commando de Mauthausen où l’on m’envoya dans un second temps, on est passé d’un détenu par châlit, à deux puis à trois, cela pour ceux qui travaillaient. Les malades, eux, couchaient à quatre par lit, c’est-dire qu’ils devaient se partager un espace de 80 centimètres de large…

– À peu près à la même période, sous le même temps glacial et neigeux, un groupe de 1200 évacués du commando de Melk est arrivé, à pied. Juste avant, Ganz avait dit : « Je peux nourrir 10 000 hommes, c’est tout ». Or, il estimait à ce moment le nombre de détenus à 9900. Il chargea 2 SS et 2 kapos, dont « la panthère noire », de faire déshabiller les nouveaux venus, puis de les diriger vers les douches. Là, furent alternées l’eau glaciale et l’eau brûlante. Puis on les fit revenir dehors, et l’on recommença plusieurs fois l’opération. Les hommes tombèrent les uns après les autres. On les empilait en carrés, cinq par cinq, et ils finissaient par mourir, coincés sous d’autres hommes. Au matin, il ne restait que 37 survivants. 4 hommes avaient tué plus de 1000 autres hommes en une nuit, avec la douche, un instrument de torture et d’extermination parmi d’autres. J’ai vu cette scène depuis la menuiserie où je travaillais, et j’ai témoigné par la suite à ce sujet.

Je revins bouleversé de ce voyage. Plus jamais je ne me plaindrais, me dis-je. Et de fait, après ce pèlerinage, chaque fois que je me sentais faible ou tourmenté, je pensais à Roger. Le reportage, intitulé Le pèlerin de Mauthausen, occupa deux pleines pages dans le journal.

Je revis Roger par la suite et j’appris qu’il avait eu, avant et après Mauthausen, bien d’autres occasions d’affronter la mort. Il avait toujours gagné.

– Pas seul, répétait-il, pas seul.

– Pourtant, insistai-je, quand, en 1942-43, vous êtes resté neuf mois à l’isolement à la prison de Fresnes, vous étiez seul ?

– Pas tout à fait. Il y avait une araignée. C’est elle qui m’a empêché de devenir fou.

J’appris beaucoup de cet homme unique, capable de rendre la vie par l’exemple de son comportement hors du commun. Roger est mort en 2015, mais je crois savoir ce qu’il penserait aujourd’hui des monstruosités du petit Hitler de Russie et des nouveaux SS à son service.

Pour aller plus loin, on peut lire Déporté à Mauthausen, quand nous n’étions plus que des numéros, Matricule 34535 (Roger Gouffault), Écritures 2014. Livre épuisé en librairies mais que l’on trouve encore sur les sites de la FNAC, Amazon, Decitre…

(et 137 autres histoires à lire ou à relire sur http://www.desvies.art)

12 commentaires

    1. Oui, tu te souviens ? Le sourire, la gentillesse. Et témoigner toujours, dire, expliquer, montrer. Devenu un homme, et quel homme, il était resté le Titi parisien de son enfance (il avait perdu son père à 5 ans, connu la faim, commencé à résister à 16 ans…)

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