à Robert Bredèche
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Ce jour avait commencé la nuit. La météo l’avait annoncée, mais son expérience aurait suffi pour qu’il prévoie la chute de neige. En vertu du système qu’il avait instauré trois décennies plus tôt, il avait mis le réveil à sonner à 3 heures pour aller mesurer l’épaisseur de la couche. Si elle était supérieure à 10 cm et qu’il continuait à neiger, il appelait le cantonnier, qui alors fixait la lame au-devant du tracteur et commençait son travail de déblaiement, sur les routes et ruelles des quatre communes qui se partageaient ses services. Le but était que les voies soient dégagées à partir de 7 heures pour les départs au travail et à l’école.
Ce système était archaïque – on n’avait pas les moyens de se payer un chasse-neige –, mais le maire n’avait pas trouvé autre chose que cette tôle au-devant d’un vieux tracteur et personne ne lui avait proposé mieux. Ni l’intercommunalité, ni le département, ni une entreprise de travaux publics : tous étaient plus longs à intervenir et plus chers. Il n’avait donc pas le choix s’il voulait que ses administrés ne restent pas coincés chez eux. Prouver que la commune, aussi petite et éloignée de la ville soit-elle, était accessible et reliée aux grands axes nuit et jour, tout au long de l’année, était fondamental si l’on voulait éviter la désertification. À 760 mètres d’altitude, avec 160 habitants et un budget municipal limité à 220 000 euros, ce n’était pas une sinécure. Savait-on en quoi consistait le mandat de maire en zone de montagne ?
Il mesura 12 cm à 3 heures et la blanche continuait à tomber. Il avait donc appelé le Philou, qui avait obtempéré, sachant qu’il était réveillé ainsi une dizaine de fois chaque hiver, ça faisait partie du job.
Le maire s’était rendormi jusqu’à 5 heures. À son deuxième réveil, la neige tombait encore. Il était sorti pour mesurer de nouveau : 16 cm. Philou était bon pour une deuxième tournée dès qu’il aurait fini la première. Le maire allait se rendre à la mairie à pied. Mieux valait ne pas prendre le Berlingot pour l’instant, qui de toute façon ne passerait pas. Il avait une réunion à 10 heures au Syndicat. Il repasserait chez lui à 9 heures. Là, ce serait déblayé. Du moins si la chute ne continuait pas après le lever du jour.
Il quitta son domicile à 6 h 30 après avoir embrassé sa femme. Les flocons étaient moins denses, la fin de la chute était proche. Il se dirigea vers l’endroit où il avait planté les bâtons gradués qui lui servaient de repères : 20 cm. Il passa par la remise pour prendre une pelle et un sac de gros sel. 20 kilos. Ça ne lui faisait pas peur. Il pouvait encore porter un tel poids. Il déblaya un peu le dallage entre la porte d’entrée et le portillon du jardinet.
Mais c’est surtout devant les 3 autres maisons occupées de son hameau qu’il pelleta et sala. Madame Marcoussin, elle risque pas de déblayer toute seule ! pensait-il en donnant des coups de reins pour dégager une aire de quelques mètres devant la maison de la dame. Il s’arrêta aussi devant chez les Léonard, âgés tous les deux, qui comptaient sur leur proximité avec le maire pour mille détails de leur vie quotidienne. Et il recommença devant chez les Fontanet, une mère et ses deux enfants, démunis face aux questions techniques.
En rejoignant la D44, qui traversait la commune et menait au bourg (c’était un bien grand mot), il constata à la fois que Philou était passé et qu’il allait devoir repasser avec le tracteur et la lame. L’ennui, c’est que ce ne serait pas avant 8 heures, car il devait dégager quatre communes. Certains des actifs, qui travaillaient à la ville, partaient d’habitude assez tôt. S’ils avaient des chaînes, ils pourraient tenter une percée, sinon ce serait difficile. Le plus important était le bus scolaire : il passait une première fois à 7 h 25, une seconde fois à 8 h 25. Le maire se rendit jusqu’à l’arrêt pour vérifier l’état de la route de part et d’autre. Là encore, la repasse serait nécessaire, même si le car était équipé de pneumatiques adaptés.
À la mairie, il traversa l’accueil sans mettre en marche le radiateur. On n’allumait pas avant l’arrivée de la secrétaire, à 9 heures, trois jours par semaine ; ça coûtait trop cher. Il pénétra dans son bureau, et là encore décida d’attendre avant d’allumer. Il regarda le thermomètre : 11°. Ça faisait tout de même 16 de plus que dehors. Il n’avait pas froid, la marche et le pelletage l’avaient réchauffé.
Il appela tour à tour les quatre conseillers hommes encore valides de son conseil, ainsi que Sandrine Baumel, une des cinq femmes, qui tenait à participer elle aussi.
– Comme d’habitude, les gars, deux villages chacun.
– Et la route du Brou ?
– Je sais pas. Philou a dû faire le début jusqu’à Malebranche. J’appellerai la Sophie à 8 heures.
Le Brou était le village le plus excentré de la commune, à 3 kilomètres au nord du bourg, où ne vivait qu’une seule famille, une mère, Sophie, un beau-père et deux enfants. Des Parisiens émigrés, on pouvait les comprendre. On leur avait vendu le hameau entier, trois maisonnettes et une grange en ruines, 1 chêne Sully et 1 hectare de terrain, pour… 1 € symbolique. Et contre bons soins. Ils tenaient le coup depuis deux ans et ils faisaient du pas mauvais boulot sur les bâtiments. Ils avaient l’air de se plaire. Le problème était l’accès. La route n’était plus qu’une piste sur le dernier kilomètre et demi ; les jours de neige, c’était compliqué.
Il entendit frapper. Il faisait encore nuit dehors, mais il reconnut son fidèle conseiller, trop vieux pour les travaux physiques, qui passait à 7 h 30 à la mairie quand le maire était là, c’était rituel.
– Salut.
– Alors ?
– On va être embêté.
Ils ne parlaient pas plus qu’il ne fallait. Parfois, ils buvaient un café. Mais pas ce jour. Pas tout de suite.
– Je peux t’aider à quelque chose ?
– J’aimerais que tu passes voir la Francine à Suquet, et le vieux Georges aux Marcanes. Mais attends la repasse du Philou, tu pourras pas sinon.
– J’irai à pied.
– Tu te sens la force ?
– Je vais pas vite, mais je vais.
Le maire ressortit peu après. La neige continuait à tomber. Ce qu’il redoutait, maintenant, c’était les chutes d’arbres. Il avait beau élaguer au maximum les endroits sensibles, il ne pouvait supprimer tous les bois des bords de route, sauf à défigurer le paysage et ruiner la commune. Les tranchées ouvertes par le Syndicat pour la fibre optique étaient déjà assez pénibles. Ça lui rappelait trente ans plus tôt quand il avait fait l’assainissement du lotissement et des villages autour. Il avait creusé lui-même ! Quelle histoire… Verdun ! Verdun, où avait été gazé son pauvre père, tiens. Il ne s’en était jamais remis, le pauvre vieux.
Le jour n’était pas levé, mais on en devinait les lueurs. À 84 ans, après 55 ans de mandat, le maire n’en avait toujours pas marre. À peine s’il sentait la fatigue. Vingt ans déjà que le grand Jacques lui avait remis la Légion d’Honneur, à l’Élysée s’il vous plait. Il eut une pensée pour l’ancien Président, qui avait fini moins costaud, lui. Il ne pouvait donc pas se plaindre. Malgré son âge, il était fort, et il n’y avait pas plus beau qu’une aube en Corrèze. Plein d’énergie, le maire reprit salage et pelletage des différents tronçons de la voirie communale.
Magnifique nouvelle, tellement réaliste. Magnifique exemple du don de soi aux autres qui rend plus humain, plus vivant.
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Merci, jeune homme, pour ce joli texte. Qui fait du bien. Je me suis crue au Fraisse. Là-haut, la mairie passe avec un chasse-neige sur le chemin goudronné qui mène à la maison.Du coup, l’accès à notre parking se retrouve complétement barré par un mur de neige bien tassée !Ta tôle devant le tracteur semble bien plus efficace, mais c’est parce que son cantonnier conducteur et le maire lui-même et sa pelle se mettent un peu à la place des vieilles gens (comme moi). Comme moi… avec la pelle, pas comme moi… qui ferait partie des vieilles gens ! On ne rit pas. Non, je suis malhonnête : je ne manie la pelle que rarement et certainement pas quand il fait froid.Heureusement qu’on a Georges, notre voisin, qui nous finit le boulot des municipaux avec son propre tracteur et… une tôle ! Tu devrais suggérer cette solution à Hidalgo pour ses ordures parisiennes infestées de rats.Et briguer ensuite la mairie de Paris, ça nous changerait des deux andouilles qui se bagarrent pour la présidence des Républicains.Promis, je voterai pour toi. Comment vas-tu ?Ta santé ?Tes bruyants voisins ?Tes voyages professionnels ?Tes amours ? Bises.Fse
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Figure-toi que j’arrive… du Puy. Je n’étais donc pas loin du Fraisse. J’ai aperçu Georges, son tracteur et sa tôle ; je l’ai mis en relation avec le Philou. Ta maison est belle sous la neige.
Paris aurait besoin en effet de retrouver la débrouille et la simplicité de nos villages du Massif Central. « Terre noire fait bon blé ».
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