Les besoins de Claire et Guillaume

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(environ 6 minutes de lecture)

Plus la journée avançait, plus elle attendait son retour. Le matin, après qu’il fût parti par le train de 8 h 12, elle se sentait bien. Elle était contente de s’occuper de leurs deux enfants, d’emmener le premier à la maternelle, tandis qu’elle gardait le second à la maison. Elle pouponnait, rangeait, nettoyait, préparait des repas, se chargeait des courses, assurait différentes formalités, appelait sa mère et des copines. Elle trouvait même le temps de participer aux discussions d’un groupe de jeunes mamans, qui s’était constitué de manière informelle à l’église. Elles se retrouvaient à la paroisse deux fois par semaine de 14 à 16 heures, sans obligations ; venait qui pouvait. Elle y allait le plus souvent possible.

Elle se disait que cette période de sa vie était temporaire, et elle voulait la vivre à fond. Elle avait pu s’arrêter de travailler, car Guillaume gagnait bien leur vie, et ils étaient d’accord sur la chance que cela constituait pour un enfant de pouvoir bénéficier d’une mère à temps plein pendant le premier âge. Les enfants étaient une de leur priorité ; ils en voulaient au moins trois, cinq si possible. Ils avaient de fortes convictions chrétiennes et constituer une grande famille faisait partie des tâches à accomplir pour apporter sa pierre à l’édification du royaume de Dieu.

La journée pouvait être austère dans une banlieue qui avait tout de la cité dortoir, malgré les efforts de la mairie pour donner un esprit village à l’endroit. Ces rues vides entre 9 heures et 17 heures étaient anxiogènes et vous auraient filé le bourdon. On se sentait reléguée, laissée sur place alors que tout se passait ailleurs, derrière la skyline des buildings de verre et d’acier. On se retrouvait isolée avec d’autres isolés et on se demandait qui se trouvait encore dans les rares maisons qui n’étaient pas désertées. Les passants des rues, solitaires, semblaient bizarres, pour tout dire inquiétants. Mais Claire ne voyait pas cela, du moins pas dans les premiers temps, galvanisée qu’elle était par ses maternités, par la famille qu’elle construisait, un accomplissement préparé depuis l’enfance, qu’elle était consciente de réaliser. 

Non, bizarrement, c’est au moment où la ville se remplissait à nouveau, vers 17 h 30, qu’elle commençait à trouver le temps long. Pour une raison simple : il faudrait encore 3 heures avant que Guillaume ne réintègre le domicile conjugal. Expert-comptable, il travaillait en libéral dans un gros cabinet, sa charge de travail était conséquente. Il ne quittait jamais son bureau avant 19 heures. À cette heure à la maison, c’était dur pour Claire. La fatigue de la journée se faisait sentir, les enfants étaient plus nerveux, ils avaient besoin de leur père, comme elle avait besoin de son mari. Elle avait besoin d’une épaule, d’une oreille, d’un corps, mais aussi d’une voix ; elle voulait qu’il lui raconte, comment c’était là-bas, dans les tours, dans le monde, la mode, les affaires, les gens et l’argent. Elle était avide de ses mots et il semblait content de lui raconter sa journée.

Le problème est que cet échange arrivait trop tard, à un moment où elle ne pouvait plus l’apprécier, car elle était trop fatiguée, lui aussi. Certes il y avait les week-ends. Mais elle ne pouvait se satisfaire d’une vie qui consisterait à supporter cinq jours pour profiter de deux.

Cela aurait été si, quand il rentrait à 20 h 20 (train retour de 19 h 36), il se consacrait tout de suite à elle. Mais il y avait vingt minutes rituelles avec les enfants, surtout avec l’aîné, qui attendait son père pour aller au lit et qui avait mille choses à lui raconter. S’il parlait un peu moins que d’habitude, le fils réclamait une histoire, que son père lui lisait dans un de ses innombrables livres. À 20 h 45, alors qu’enfin les parents auraient pu se retrouver en tête-à-tête et partager les nouvelles de leur journée autour d’un repas préparé avec amour, Guillaume avait pris l’habitude de satisfaire un besoin naturel qui, vu les usages en vigueur chez les humains des temps modernes, exigeait un confinement peu compatible avec un échange tendre. De plus, bien que naturel, ce besoin chez Guillaume exigeait un certain temps pour être satisfait : 20 minutes au bas mot, parfois 30. Et c’est ce temps où Guillaume n’était plus accessible – alors qu’il était là – qui était trop pour Claire. C’était ce temps de défécation maritale qui l’obligeait à se taire pendant une demi-heure encore, qui repoussait le dîner et les retrouvailles à 21 h 15. C’était un horaire trop tardif, surtout vu les journées et les réveils dans la nuit qu’ils se tapaient. Ils manquaient d’énergie, ils bâclaient ce qui nécessitait de ne pas regarder la montre, ça gâchait tout. Si au moins il n’y avait pas ce passage aux toilettes.

Un soir, elle éclata en sanglots alors qu’il arrivait dans la cuisine en finissant de boucler sa ceinture.

– Je ne peux plus supporter ça !

– Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?

Elle lui expliqua combien elle attendait son retour, combien ça pouvait être long de rester seule avec des enfants en bas-âge chaque jour pendant plus de 12 heures. Le moment du père avec les enfants, elle était d’accord bien sûr, elle le souhaitait même, mais la demi-heure aux toilettes avant le dîner, non elle ne pouvait plus.

– Tu ne peux pas décaler au matin ? implora-t-elle au milieu de ses larmes.

– Parfois, j’y vais le matin aussi, tu sais bien. Mais j’ai toujours envie le soir.

– Ben vas-y après le dîner, alors ! Pendant que je suis à la salle de bains. Au moins, on pourrait parler avant, se retrouver. C’est important, tu ne crois pas ?

Disant cela, elle avait cramponné ses bras et s’était serrée contre lui.

– Oui, moi aussi j’ai envie de te retrouver. Mais je ne pourrais pas dîner si je ne me suis pas soulagé. 

– Tu crois ? Tu n’as pas l’air spécialement pressé quand tu y vas, puisque ça dure si longtemps… 

– Je sais bien, ça peut paraître paradoxal : ça ne vient pas facilement, pourtant le besoin est pressant. Mon ventre ballonne. Je suis désolé.

– Bon, tant pis.

Ils tâchèrent de faire bonne figure pendant le dîner qui avait été compromis. La journée du lendemain fut morose dès le matin pour Claire, qui focalisait sur le soir. 

Mais quand Guillaume arriva vers 20 h 20, il arborait un visage qui n’était pas le même que d’habitude. Il semblait plus détendu.

– Je couche les enfants et j’arrive, dit-il à sa femme après l’avoir embrassée.

En effet, après avoir poussé les portes des chambres – Papa, tu fermes pas, hein ? – il gagna la cuisine sans passer par la case toilettes. Claire ne put cacher sa surprise :

– Tu n’as pas besoin de…

– Non ! la coupa Guillaume enthousiaste. J’ai faim et je boirais bien un verre de vin !

– Mais… Comment tu… ?

Tandis qu’il attrapait une bouteille dans un placard, il la coupa :

– J’y ai été au bureau avant de partir.

Claire écarquilla les yeux :

– Ah bon ? Mais… c’est possible ?

– Ça ne le sera pas toujours, quand il y aura des urgences ou si j’ai le boss dans les pattes. Mais je te promets que je le ferai chaque fois que ce sera possible. Tu m’as fait comprendre hier ce que représentaient les débuts de soirée pour toi, et j’ai réalisé qu’en effet ce n’était pas drôle.

– Oh, je suis contente ! s’exclama Claire, et elle vint contre lui.

C’est ainsi que, chez Claire et Guillaume, il y eut les soirs où il avait pu y aller au bureau, et ceux où il n’avait pas pu.

5 commentaires

  1. Alors, là, ta nouvelle ne manque pas de sel!
    Chez les chrétiens catholiques pratiquants, c’est différent que chez les autres??
    J’avais un retard de lecture et me mets à jour dans une salle d’attente tristounette. Tes nouvelles rendent l’attente plus agréable.
    Des bises
    Nicole

    Aimé par 1 personne

  2. Troublant (pourquoi ici une famille chrétienne traditionnelle ?), dérangeant, iconoclaste, presque drôle. Ainsi tout de la vie des hommes serait donc… matière à littérature ?

    Aimé par 1 personne

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