Les âges de la vie

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Ils étaient moine, médecin et philosophe. Ils se retrouvaient autour d’un verre  dans le salon du grand hôtel où on les logeait, après une conférence qu’ils venaient de donner, à la suite de la publication d’un livre commun.

– C’était bien, non ?

– Oui, je crois.

– Je regrette de ne pas avoir pu placer mon découpage de la vie humaine.

– Rappelle, pour info ?

– Il faudrait nuancer bien sûr, mais il me semble qu’on peut découper la vie comme ceci. De 0 à 10 ans : l’innocence. De 10 à 20 ans : les apprentissages. De 20 à 30 ans : les choix. De 30 à 40 ans : les ruptures (ou pas). De 40 à 50 ans : l’accomplissement. De 50 à 60 ans : la sérénité. De 60 à 70 ans : la bienveillance (ou l’arrogance si on a mal tourné). De 70 à 80 ans : la sagesse. De 80 à 90 ans : le ressassement. Après 90 ans : la dépendance. Après la vie : la délivrance.

Le moine et le médecin prirent le temps d’assimiler ce que venait de dire le philosophe, puis le médecin prit la parole :

– Ma division est plus simple : jusqu’à 30 ans, jeunesse. De 30 à 75 ans, âge adulte. À partir de 75 ans, vieillesse.

Le moine et le philosophe enregistrèrent, puis le premier intervint : 

– Mes amis, vous avez une vision idéale de l’existence. Vos découpages impliquent une vie longue et linéaire, sans accidents, sans blocages. Est-ce si souvent le cas ?

– Ça se discute, dit le médecin. Cependant, contrairement à ce qu’on pourrait croire, on vit mieux qu’avant. Depuis 40 ans, les progrès sont spectaculaires. On meurt beaucoup moins de guerre, de maladie, de violences, de faim. Même le Covid et la guerre en Ukraine ne modifient pas beaucoup la courbe. Tout au moins pour l’instant.

– On peut concéder toutefois, dit le philosophe, que malgré cette aseptisation de la vie terrestre, il reste, ou il nait, des violences de toutes sortes, pour lesquelles nos catégorisations ne sauraient convenir.

– Sans oublier les âmes errantes que nous recevons en consultation, qui, même dans les sociétés apaisées, ne parviennent pas à s’intégrer dans les cases du découpage général.

Ils burent quelques gorgées, thé vert pour l’un, bière pour l’autre, jus de citron pour le 3e. Il y avait encore pas mal de passage à la réception de l’hôtel, ils ne s’en souciaient pas. Ils auraient pu être là ou ailleurs, cela n’aurait modifié ni leur état d’esprit ni leur comportement. Il était 23 heures, ils reprenaient des avions le lendemain matin.

Le moine reprit :

– Je dirais que, pour la majorité des individus, le meilleur âge semble la quarantaine. Le corps fonctionne encore, on compte à son actif des réalisations personnelles, professionnelles ou familiales qui donnent confiance ; et l’expérience nous a apporté une intelligence qui nous permet de mieux apprécier les charmes de l’existence. 

– Je partage, dit le médecin. Moi qui ai terminé cette décennie, je sens la différence avec la suivante. 

– Je reste un nostalgique de ma jeunesse, confessa le philosophe. Quand je pense à mes 16 ans, cette joie, cet amour, cette beauté… Jamais cette insouciance et cet avenir ne reviendront.

– Hum… Je me souviens, je devais avoir 35 ans, quand des jeunes se sont mis à m’appeler Monsieur. Je me sentais proche d’eux, mais eux pas du tout de moi.

– Et ça ne fait que s’aggraver ensuite. Ce que je ressens, actuellement, c’est une sorte de suspicion. Passé 45 ans, si vous êtes seul dans un lieu public, même si vous marchez tranquillement dans la rue, on vous regarde comme si vous étiez suspect. « Qu’est-ce qu’il fout, celui-là ? Il file un mauvais coton. »

Ils sourirent à ces petites cruautés de la vie. 

– Une impression similaire, renchérit le médecin. Je croise de temps à autre un confrère cardiologue que j’avais consulté il y a quelques années pour des soucis de cœur. Après différents examens, il m’avait rassuré. Pourtant, dans son regard, je décèle chaque fois une sorte de surprise, comme s’il s’étonnait de me voir encore debout. « Comment ? Pas encore mort ? ».

– Alexandre le Grand mort à 33 ans, Mozart à 35 ans, Pascal à 39 ans, Proust à 49 ans, Napoléon à 52 ans : et on s’inquiète pour sa retraite…

– On vit trop vieux…

– Mourir d’un cancer à 65 ans, c’est une politesse.

– Une crise cardiaque à 64, c’est le comble du savoir-vivre !

– Cette petite vieille derrière la fenêtre, qu’est-ce qu’elle attend pour crever ?

Ils rirent de bon cœur. Ce tragi-comique les détendait.

– Devenir adulte, dit le philosophe, c’est penser un peu moins à soi, un peu plus aux autres. Du moins, cela devrait.

– Ça s’appelait le souci de l’autre, la bonté, le civisme, l’interêt général. Aujourd’hui, le but est de consommer plus, de ne rien lâcher, de défendre…

– L’ordre n’est pas bon : il faudrait être jeune après avoir été vieux.

– Si jeunesse…

– Se regarder dans la glace et ne voir que ça…

– Vient un moment où l’on ne pense plus à bien vivre mais à bien mourir. Imperceptible glissement…

– Une chose est sûre, on peut toujours tomber plus bas.

– Et, si ce n’est remonter plus haut, devenir plus juste dans son regard.

Les hommes en smoking et les femmes en robe de soirée qui entraient ou sortaient regardaient ces trois individus assis dans un coin du lobby, l’un avec sa tunique de moine bouddhiste et son bras nu, le second dégingandé avec un pull et un jean effiloché, le troisième, handicapé physique visiblement, avec un sweat-shirt jaune à capuche. Ils détonaient autant qu’ils déconnaient. On les remarquait non seulement à cause de leurs habits insolites, mais aussi parce qu’il émanait de leurs visages une joie, une bonté, une sérénité qui semblaient presque irréelles. 

– Nous maîtrisons peu de choses, reprit le moine. 

– Le maître du monde est le hasard, précisa le philosophe. Une tuile, un chauffard, un gène, une seconde, un écart, un battement d’ailes, et notre vie bascule, change, s’achève. Alors hein…

– Un peu de modestie s’imposerait, ajouta le médecin.

– Nous sommes si faibles, si pitoyables parfois.

Oui, même des sages à l’esprit aussi affuté que le leur se sentaient fragiles, incertains, petits. C’est précisément parce qu’ils étaient conscients de leurs doutes et de leurs faiblesses qu’ils voyaient juste sur eux-mêmes et la nature humaine.

– Il y a une division assez nette, poursuivit le médecin, entre les moments où le physique ne pose pas de problème et les moments où on a mal. 

Le philosophe réagit aussitôt :

– Un point de bascule incontestable : quand les problèmes de santé se soignent, et quand ils ne se soignent pas, ou plus. Chez les gens qui ont de la chance, je dirai vers 50 ans. Avant 50 ans, on peut soigner ses faiblesses physiques, donc la douleur. Après 50 ans, certaines infirmités ne se guérissent plus et il faut se colter la douleur ; elle s’incruste.

Le moine réfléchit et ajouta :

– Et la solitude, mes amis ? À vous qui me la rendez bien douce, je demande : n’est-elle pas la plus grande douleur ? Certes, il y a plusieurs manières d’être seul.e. Si l’on reste sur notre distinction en fonction des âges, je dirai que plus on avance plus on a conscience de sa solitude. 

– Le choix le plus courant pour y faire face, répondit le philosophe, est de l’affronter à deux. En couple. Dans ce cas, c’est quand ce deuxième meurt que c’est douloureux. On se retrouve seul seul. 

– Comme quand on voit disparaitre un à un tous ceux qui ont compté.

– Bienheureux ceux qui ne perdent leurs amis que quand ils meurent. Mais se retrouver seul.e parce qu’on a été délaissé.e, c’est encore plus terrible.

– C’est pour cela que beaucoup se maquent avec Dieu ; ils se le créent humain, réel et immortel, pour ne pas se retrouver seul. L’espérance.

Le philosophe sourit :

– Nous virons dans le sombre. Je terminerai sur une dernière évolution, plus gaie : avancer en âge nous libère de beaucoup de choses. On est d’une légèreté… Ne la sentez-vous pas ?

Ce disant, le philosophe battait des bras, un peu comme un oiseau. Ses compagnons l’imitèrent et ils rirent. 

Ils se turent un instant. Puis le moine conclut en se levant :

– Mes amis, il est temps d’aller nous coucher. Nos propos de fin de soirée ne sont pas à la hauteur de la conférence que nous avons donnée. Si nous continuons, nous allons nous faire honte. Nous avons besoin de nous reposer.

Ils en convinrent, finirent leur verre et se dirigèrent vers les ascenseurs pour gagner leurs chambres.

7 commentaires

  1. Ah mais on les connaît ce moine, ce médecin, ce philosophe ! Sympa de les retrouver là. Qu’est-ce que j’aimerais parler avec eux… avec vote histoire, c’est un peu le cas, merci.
    François.

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