Le costume Hugo Boss, et ce qui va avec

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(environ 12 minutes de lecture)

Il avait 38 ans. Sa voiture était de catégorie moyenne, il louait son logement, qui ne contenait aucun meuble ou tableau de valeur. Il ne voyageait pas et n’allait jamais au restaurant. Selon certains critères, il était donc en train de rater sa vie. En tout cas, il ne goûtait pas aux signes extérieurs de la réussite.

Jusque-là, il s’était accommodé de l’insignifiance de son existence. Mais il supportait mal la transparence qu’il ressentait désormais, partout et tout le temps. Au travail, dans la rue, à la maison, au sein d’une assemblée familiale ou amicale, il n’existait pas. On ne le voyait pas, on ne l’interrogeait pas, on ne le contactait pas. Aucune femme ne manifestait pour lui le moindre désir et aucun homme ne souhaitait devenir son ami, même sur Facebook. Jamais son téléphone ne sonnait.

Avant de se résigner à la morne plaine qui lui tenait lieu de vie, il décida de tenter quelque chose, quelque chose dont il avait rêvé à 25, 30 et 35 ans, mais qu’il n’avait jamais pu se permettre. Ou plutôt qu’il ne s’était jamais permis : des costumes Hugo Boss. C’est-à-dire des tenues qui à la fois le distingueraient et lui iraient comme un gant, deux objectifs qu’il n’arrivait pas à atteindre. Il ne savait jamais comment s’habiller, et quoi qu’il finît par choisir, ça ne tombait pas juste, ça ne collait pas à sa personnalité, et, paradoxalement, ça renforçait sa disparition dans la masse. Or, il avait repéré le style Hugo Boss, et il savait que les vêtements de cette marque étaient ceux qu’il lui fallait.

Combien de fois en avait-il rêvé ? Mais toujours il avait renoncé, se disant que ce serait folie de claquer 800 €, a fortiori le double ou le triple, car acquérir un seul costume était impossible. Il ne pouvait se vêtir un jour, ou une semaine, en Hugo Boss, et se présenter le lendemain ou la semaine suivante avec une de ses banales vestes-pantalons si mal ajustées. Il laissait donc tomber cette idée, atténuant son regret en se persuadant que ça ne changerait rien et que le problème n’était pas là.

À présent, il comprenait qu’il ne pouvait plus retarder le moment de tirer  ses cartouches. S’il attendait encore, le costume ne pourrait en effet plus rien, contre les rides, la voussure, le ventre. Il était temps d’investir, de faire confiance au pouvoir de l’apparence, auquel il croyait, mais qu’il n’avait jamais eu le courage de s’appliquer à lui-même.

Il avait repéré le magasin, dans une ville plus grande que la sienne où il se rendait souvent pour des déplacements professionnels. En plus, juste en face du magasin Hugo Boss, se trouvait la boutique Mephisto, des chaussures parfaites, que là encore il n’avait jamais osé s’offrir. Il irait donc dans la foulée. Il s’était d’abord dit qu’il attendrait les soldes, et puis il avait changé d’avis. Non, attendre les soldes, c’était encore reculer, mégoter.

Un vendredi soir donc, à 18 heures, après avoir posé son attaché-case dans sa voiture puis pris le temps d’un muffin et d’une bière avant l’acte majeur qu’il allait commettre, il poussa la porte du magasin convoité. Il fut tout de suite étourdi par la chaleur, la lumière, le manque d’air, ainsi que par la classe de la vendeuse, qui était peut-être la patronne, vu l’autorité qu’elle dégageait depuis sa hautaine quarantaine. Il s’était imaginé que, dans un magasin de vêtements pour homme, il serait reçu par un homme ; or, c’était sans conteste une femme, dotée de tous les attributs de la féminité.

Il y avait de l’espace entre les rangées de cintres, les étagères et les tables de cette boutique magnifiée par la qualité des étoffes qui s’y trouvaient ; pourtant, il se sentit oppressé.

– Bonjour Monsieur. 

– Bonsoir.

Il fut soulagé que la femme ne lui demande pas ce qu’il voulait ou s’il avait besoin d’aide. Que voulait-il, en fait ? Il avait réfléchi avant de venir, bien sûr, depuis le temps… Ses critères étaient les suivants : un pantalon infroissable, ou le moins froissable possible, dont la coupe cacherait ou atténuerait la forme ovale de ses jambes ; une veste que l’on puisse porter ouverte mais qui ait de la tenue (une certaine épaisseur lui paraissait indispensable) ; du gris clair, du bleu, un peu de noir, du beige peut-être. Pour la chemise, pourquoi pas un rouge ou un blanc ? Et une ceinture large, qui ne fasse pas coincé, quelque chose de viril. Il fallait enfin que le costume puisse convenir à la fois pour ses rendez-vous professionnels et pour des sorties avec une fille, même si les premiers étaient bien plus nombreux que les secondes. Mais justement, le but du costume était de modifier ce triste état des lieux.

Il avait eu beau se dire « pas de limite en termes financiers, dans un maximum de 1000 € », il avait en fait intégré le budget suivant : 750 € pour pantalon, veste, chemise et ceinture, 150 € pour les chaussures. Ce qui représentait une multiplication par 5 de son budget habituel quand, une fois tous les deux ans, il s’achetait des fringues.

La première veste qu’il décida de décrocher fut un « blazer slim-fit en sergé de lin mélangé », de couleur bleu gris, avec des nuances de blanc et de noir lui sembla-t-il, c’était sans doute ça le « sergé ». Le lin le fit tiquer, ça se froissait ce truc. Il interrogea la vendeuse.

– Pas de risque, Monsieur. Il y a ici 32 % de coton et 1 % d’élasthanne. Et vous avez une doublure 100 % viscose qui renforce encore la tenue. La coupe étroite est près du corps, légèrement carrée en référence au thème des nineties. Et regardez les détails : les boutons noirs, les poches asymétriques, les revers… C’est un modèle parfait pour remettre votre look casual chic au goût du jour. 

Seigneur… Était-il ici pour « remettre son look casual chic au goût du jour » ? 

– Et qu’est-ce que vous verriez avec ça, demanda-t-il, comme pantalon et comme chemise ?

– Un pantalon noir, sans hésiter. 

Elle écarta quelques cintres, en attrapa un.

– Celui-là irait bien. Coupe droite, resserré aux chevilles, facile à porter. 

– C’est… slim ?

– Vous voulez dire stretch ?

– Je ne sais pas.

Il eut droit à un cours dont il ne retint rien, tant l’émotion paralysait son cerveau. Cependant, elle reposa le premier pantalon pour en attraper un autre, qui lui parut plus élastique, donc plus infroissable.

Elle lui attrapa ensuite une chemise blanche « en voile à col montant ».

– Y’a pas de col, là…

– Si, c’est ce qu’on appelle un col montant. Un col Mao, si vous voulez.

Le col Mao lui rappelait vaguement un ministre qui avait fait sensation à l’Assemblée Nationale en se présentant ainsi devant les députés. Il prit le col Mao, mais elle le convainquit d’acheter en plus un tee-shirt noir « slim-fit piqué à liseré gris, parfait pour un moment plus décontracté », selon elle.

La couleur de la ceinture, blanche, qu’elle lui vendit comme indispensable avec l’ensemble, était large, en relief et en cuir ; il s’exécuta donc, nonobstant cette blancheur surprenante.

Alors que, déprimé comme chaque fois qu‘il achetait quelque chose, il se dirigeait vers la caisse, il s’entendit prononcer :

– Je pensais aussi à quelque chose d’un peu plus chaud. Peut-être plus classique, dans les gris…

– Oui, bien sûr. On va déjà poser ça et on va regarder autre chose.

Regarder autre chose ? En plus de « ça » ? Mais qu’est-ce qu’il fabriquait ? Ils regardèrent. Où plutôt il se laissa dériver, captivé par les paroles de la vendeuse, ou sa beauté, ou la beauté des vêtements qu’elle lui présentait. C’est ainsi qu’il se retrouva avec, sur lui, un « costume extra slim-fit en laine vierge à micro-motif », d’un bleu magnifique, « une interprétation innovante du costume italien, à porter au travail ou pour le plaisir », selon la belle. La chemise « slim-fit blanche à effet peau de pêche en pur coton » lui sembla incontournable avec le costume, de même que la ceinture en cuir avec plaque en argent brossé, qui coûtait à elle seule plus que le prix de ses costumes habituels.

– Je vois que vous avez des chaussures, aussi…

C’est lui qui avait parlé ? Oui. Avait-il toute sa tête ? Non. Mais s’il pouvait acheter les chaussures ici, il n’aurait pas besoin d’aller chez Mephisto. Et puis la cohérence de ses tenues serait renforcée s’il utilisait la même marque pour tout. Ça allait faire cher, certes, mais bon, il s’était juré de ne pas être pingre.

– Bien sûr. On va regarder.

Elle aimait « regarder ». C’est-à-dire qu’elle avait le sens de l’euphémisme. Ils regardèrent de nouveau. Et il se retrouva propriétaire de sneakers noirs en mélange de cuir, ainsi que de mocassins travelling d’une impressionnante couleur bleu marine.

Il était épuisé quand il arriva à la caisse. Il fallut un certain temps à la belle pour plier, emballer, enregistrer. Il se félicita qu’aucun autre client ne soit venu interrompre ses achats, ce qui aurait ajouté à sa gêne.

– Ça nous fait 2247 €. Tout rond.

L’air se bloqua dans sa poitrine à l’énoncé du total. Pourquoi avait-elle dit « tout rond » ?  Y avait-il des centimes à cette altitude ?

– Quand même…

– Vous ne les regretterez pas. 

– Non, c’est sûr.

Il sortit sa carte bleue, qui déjà lui brûlait les doigts. Il ferait un virement dès ce soir de son livret à son compte. Il allait puiser dans sa maigre épargne, mais comment faire autrement ? Alors qu’il tapait son code, elle demanda :

– Vous n’êtes pas d’ici ?

– Pas tout à fait.

– Pour fêter vos achats, voulez-vous dîner avec moi ?

Hein ? La tête commençait à lui tourner. Il fit comme s’il n’avait rien entendu, car il avait mal entendu, forcément.

– Vous allez poser vos affaires dans votre voiture, on se retrouve à La Rotonde pour une coupe de champagne et vous m’emmènerez dîner dans un bel endroit.  

Il n’avait pas mal entendu.

– Vous êtes sérieuse ?

– Je n’ai pas l’air ? 

Elle avait l’air. Très impressionnante. Heureusement, elle sourit, sinon il aurait pris peur. 

– Je veux vous aider à changer de statut. N’est-ce pas ce que vous vouliez en venant acheter ces costumes ? C’est une première, n’est-ce pas ?

– Oui… Oui…

Il répondit deux fois oui, car il y avait deux questions.

– Je vous donnerai quelques trucs, pour utiliser au mieux vos beaux habits.

Il ne comprenait pas.

– Mais… excusez-moi… Pourquoi faites-vous cela ? Vous… Vous êtes une belle femme, et je ne suis pas un bel homme. Et, même si je viens de laisser une somme conséquente dans votre magasin, je ne suis pas riche.

– Oh, je sais… Mais un, j’ai besoin de me changer les idées ce soir, deux je trouve touchant les hommes qui, avant qu’il ne soit trop tard, tentent de prendre le taureau par les cornes.

Il sourit.

– Ça se voit tant que ça ? 

– Ça se voit.

Elle sourit de nouveau, et ce sourire lui parut sincère. Il se détendit.

– Donc je vous laisse fermer tranquille et on se retrouve à cette Rotonde que vous m’avez indiquée ?

– Ça ne vous plairait pas ?

Il la fixa quelques secondes avant de répondre :

– Beaucoup. C’est inespéré.

Elle rit.

– Votre deuxième remarque est à éviter. Vous êtes un homme en Hugo Boss, maintenant.

– Je ne suis pas encore habitué.

– C’est pourquoi vous allez retourner dans la cabine et enfiler le costume en laine vierge, la chemise, la ceinture et les chaussures qui vont avec.

Il s’exécuta, sidéré de ce qui lui arrivait. Quand il sortit, elle s’approcha de lui et ajusta veste et chemise. Il admira la beauté de ses doigts et apprécia son parfum. S’était-elle servie d’un flacon dans son sac pendant qu’il se changeait ?

– Donnez-moi vos vieilles affaires.

– Oh, laissez, je les…

– Donnez.

Il les donna, gêné par l’aspect défraichi de sa veste et de son pantalon, sans parler de ses chaussures qui lui firent honte. Elle mit le tout dans un sac et dit :

– Il y a une poubelle jaune dans la cour, où je jette les vêtements usagés. Je les donne à Emmaüs. Mais je ne sais pas s’ils garderont ceux-là.

– Je… je ne reverrai donc jamais mes vêtements ?

Elle éclata de rire.

– Non, jamais ! Quand on a goûté à Hugo Boss, et à ce qui va avec, on ne revient pas en arrière.

De fait, il ne revint jamais en arrière. La soirée fut bouleversante. Et il ne se passa pas un jour sans qu’il constate que sa vie avait changé, grâce à Hugo Boss, et à ce qui va avec.

10 commentaires

  1. Monsieur Roubert est-il simplement le boss de l’improvisation ? Ou alors a-t-il fait et observé 1.000 métiers avant d’écrire ? Ce conte de fée pour un homme trop ordinaire, sonne juste, va agacer les machos, s’il en reste ici, et amuser les femmes qui rêvent de croquer un homme, si cocasses et improbables que soient les circonstances ?

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