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Prof, Carole pensait qu’elle ne pourrait pas exercer un autre métier. Peut-être cette certitude de ne pouvoir être autre chose que ce qu’elle était lui venait-elle du réflexe de tout un chacun qui consiste à accepter son sort quel qu’il soit ; c’est à la fois une défense et une sagesse : on finit toujours par trouver du positif à sa situation. Les déterminismes familiaux, le hasard des études, une certaine volonté à 20 ans, l’avaient amenée à ce métier, elle s’y était habituée. Et, malgré ses récriminations contre les ministres de l’Éducation, les parents et les élèves, elle l’avait aimé chaque année un peu plus.
Mais il n’y avait pas que cela. Prof, c’était la transmission d’un savoir, de savoirs, à des enfants. Elle enseignait l’anglais, mais considérait que la matière était secondaire ; c’était bien et bon de transmettre, d’instruire et d’apprendre à réfléchir. Si par bonheur on pouvait servir un peu à quelque chose en ce bas-monde, cette mission de transmission n’était pas la moins utile. Elle en avait pris conscience avec le temps : plus elle vieillissait, plus elle se rendait compte de l’importance de donner aux plus jeunes les moyens d’affronter l’avenir. Surtout vu l’avenir qui s’annonçait. Dieu du ciel… Il allait en falloir des armes, cognitives, pour affronter les dangers, éviter les apocalypses. Y avait-il autant de menaces quand elle était lycéenne ? Les jeunes insouciants, les adultes inquiets, c’était une constante ? Il lui semblait pourtant que, objectivement, les périls étaient plus grands aujourd’hui. Selon elle, il y avait une cause principale à ces périls, rarement évoquée : quand elle avait 5 ans, la terre comptait 4 milliards d’habitants ; aujourd’hui qu’elle allait en avoir 50, la terre en comptait 8 milliards. 4 milliards de plus en 45 ans ! Une folie. C’était un miracle que ça ne se passe pas plus mal.
Une vocation plus ou moins consciente, un intérêt pour la transmission, mais aussi, elle devait le reconnaître, un emploi du temps fabuleux. Ce n’était pas le rythme hebdomadaire de 16 heures de cours qui était si exceptionnel, car n’importe qui ayant déjà enseigné ou formé savait que chaque cours ou stage devait être préparé en amont, ce qui prenait un temps qu’il convenait de ne pas négliger. Certes, au fil des années, ce temps de préparation se réduisait, il était cependant toujours nécessaire de renouveler, d’ajouter, de mettre à jour. Quoi qu’il en soit, le vendredi à 16 h 30, elle arrêtait tout jusqu’au lundi matin, ce qui lui donnait de longs week-ends. Mais le plus formidable était les 17 semaines de congés annuels, tellement formidable que ces vacances scolaires avaient, en France, tendance à devenir la norme, chaque salarié prenant désormais des vacances en février, à Pâques, en mai, en juillet, en août, à la Toussaint, à Noël et autour du Premier de l’An. Cependant, tout le monde n’arrivait pas à 17 semaines, la moyenne des salariés tournait à 10, les profs avaient encore de bonnes longueurs d’avance.
De ses 17 semaines de vacances, de ses 52 longs week-ends et de ses 11 jours fériés, Carole voulait faire un usage optimal. Vu l’énormité de ce temps disponible, ce n’était pas si simple. Elle n’en eut pas conscience tout de suite, mais très vite son problème principal, et permanent, devint : comment occuper ses journées ? C’était certes le problème de tout un chacun en ce bas monde, mais chez une enseignante française du début XXIe siècle, dans une société qui rejetait le travail et encensait les loisirs, il se posait avec une extrême acuité. Pensant se libérer, les Français se compliquaient la vie et créaient des inégalités, car seuls profitaient de ce temps infini ceux qui en avaient les moyens, financiers, psychologiques et intellectuels. Les autres s’ennuyaient, s’énervaient, s’enivraient. Et encore, même ceux qui étaient assurés de leurs revenus n’y arrivaient plus. Ils ne l’auraient jamais avoué, mais ils étaient des millions à s’emmerder chaque week-end dans la cellule (familiale). Et les vacances revenaient si souvent qu’il fallait une énergie folle pour trouver comment les remplir afin de ne pas déchoir devant les collègues, les amis et la famille (annoncer qu’on n’avait pas bougé n’était pas bien vu, qu’on avait travaillé était impensable).
Pour Carole, la première manière d’occuper le temps que lui laissait son métier de prof fut celle utilisée par tous les adultes ou presque : trouver un partenaire et fonder une famille. Elle avait déjà des parents, deux frères et une sœur, mais ça ne suffisait pas. Il lui fallait à son tour enfanter. La planète serait un peu plus saturée, un peu plus invivable, mais les humains étaient conçus pour se reproduire ; lorsqu’ils ne le pouvaient pas, la plupart le regrettaient, il leur manquait quelque chose. Et puis les enfants lui semblaient un prolongement logique de la relation amoureuse longue durée. Les enfants, c’était le moyen le plus courant pour s’inventer une utilité qu’on n’avait pas, pour donner un sens qui n’existait pas.
Par chance, elle trouva au bon moment – ni trop tard ni trop tôt – celui qui serait le père de ses enfants. Frédéric avait un physique de joueur de rugby – il avait d’ailleurs joué au rugby – et le cerveau d’un ingénieur – il était ingénieur ; ce mélange lui plaisait. Surtout, il était une bonne pâte ; il ne l’embêterait pas. Elle le sentit tout de suite, Frédéric se satisferait de l’essentiel : « Fais-moi de beaux enfants, assurons socialement pour nos familles, nos boulots, nos amis, créons-nous des cadres de vie agréables. Pour le reste, fais ce que tu veux ». Ce pacte de base, tacite, était une marque d’intelligence et de confiance, deux atouts supplémentaires à mettre au crédit de l’élu de son cœur.
Ils se marièrent donc et tout se passa comme prévu : 3 enfants naquirent en 9 ans, qui firent des parents respectables et des grands-parents heureux, et qui remplirent correctement le temps non dévolu à l’enseignement. Nuits cassées par les réveils des bébés, attention de tous les instants exigée par les tout petits, sollicitude permanente et hyper-activité des 6–12 ans, accompagnements quotidiens aux activités diverses et variées de chacun : il y avait de quoi faire. Frédéric prenait sa part et une femme de ménage formidable devint bien plus que son statut. Les grands-parents ne mégotaient pas et jouaient leur rôle avec joie, notamment lors des vacances scolaires. Carole bénéficiant elle aussi de ces vacances scolaires, elle pouvait « se reposer ».
Tout cela était bien. À partir de 35 ans pourtant, Carole trouva que la vie de famille avait ses limites, du moins que cela ne pouvait être une occupation exclusive. Elle en vint à culpabiliser : était-elle assez maternelle ? Était-il anormal qu’elle trouve les enfants pesants, et même chiants par moments ? Elle aimait ses enfants, mais quel parent affirmerait le contraire ? Il y avait bien sûr ses cours, qui l’intéressaient et qu’elle donnait volontiers, mais eux non plus ne suffisaient pas à l’occuper ; il faut dire qu’elle ne les renouvelait guère et les préparait toujours au dernier moment, peut-être pour créer une excitation qui avait tendance à diminuer. Autour des cours, il y avait la vie du lycée, les élèves qui l’agaçaient ou qui l’émerveillaient, les relations avec les collègues, dont certain.e.s étaient devenu.e.s des ami.e.s. Tout cela laissait encore du temps, surtout le week-end.
Frédéric se révélait le compagnon parfait qu’elle avait subodoré. Mais il ne pouvait pas tout et ne semblait pas, lui, atteint par cette angoisse du temps vide. Il faut dire qu’il travaillait trois fois plus qu’elle, ceci pouvait expliquer cela.
Elle décida alors de deux engagements associatifs, le premier en lien avec son métier. Elle adhéra au syndicat Sud Éducation, créé après les grèves de novembre-décembre 1995 contre la réforme des retraites – déjà – appelée « Plan Juppé ».
– Sud ? s’étonna Frédéric. Pourquoi tu vas pas chez des gens qui utilisent leur raison ? Qui tiennent compte de la réalité ?
– Tu sais, si on veut fait bouger les choses…
– Mais tu crois à ce qu’ils racontent ?
– Je sais pas. On verra.
À Sud, elle pensait non seulement pouvoir se battre pour faire avancer les droits des enseignants (on n’avait jamais assez de droits), mais aussi participer à des mouvements nationaux, avec des revendications plus larges. Carole était de gauche, naturellement : tous les malheurs du monde venaient des Américains, il y avait des inégalités parce que certains se gobergeaient, il fallait faire payer ces salauds de riches, réformer le système et soutenir les chômeurs, les smicards, les petits salaires, les étudiants, les jeunes, les vieux, les habitants des quartiers, les paysans, les réfugiés, les musulmans, les homosexuel.le.s, les transexuel.le.s, les infirmières, les artistes, et les profs. Elle ne voyait pas qu’un artisan, un commerçant, un travailleur indépendant, un professionnel libéral, un petit patron, un cuisinier, un commercial, un livreur, un serveur de restaurant étaient bien moins protégés que les catégories qu’elle considérait mal traitées ; simplement, eux ne demandaient rien, ils travaillaient. Elle ne voulait pas voir que les syndicats ne défendaient que les salariés très avantagés, que ceux qui pouvaient se payer le luxe de faire grève et de manifester. Elle ne se rendait pas compte qu’elle était une privilégiée parmi les privilégiées, tant elle avait besoin pour son équilibre de se trouver du côté des faibles, pas de celui des nantis.
Elle adhéra à une deuxième association, caritative celle-là, par l’intermédiaire d’un collègue de son collège. Il s’agissait de soutenir une école du Burkina Faso. L’objectif était louable, la mission était belle. Elle mobilisa ses élèves, des parents, on créa un échange, on envoya des livres, des cahiers et des stylos. Elle se rendit sur place avec le collègue et quelques bénévoles ; ce fut un séjour éclairant, à tous points de vue. Mieux encore, ils purent faire venir 10 élèves burkinabés pendant 10 jours et ce fut une formidable expérience. Qui fut renouvelée 3 années de suite. Tout, malheureusement, finit par lasser et elle se lassa. Il faut dire que le collègue partit sous d’autres cieux et que l’association perdit son âme. Elle aurait pu reprendre le flambeau, mais elle n’avait pas envie de se coller toute la gestion et la dynamisation de l’association. Elle prit du recul. À d’autres de prendre le relai maintenant, pensait-elle pour se rassurer.
Ses 40 ans lui mirent un coup. Mince alors ! Déjà ? Elle n’était plus jeune ? Il fallait donc s’efforcer de le paraitre. Ou du moins ne pas vieillir trop vite. Jusque-là, elle avait été plutôt culture que sport. En tant qu’angliciste, elle vénérait Shakespeare, Jane Austen et Virginia Woolf, et elle en faisait souper ses élèves. Elle adorait les films de Ken Loach sur la misère sociale et la brutalité du capitalisme. Elle se prenait de passion pour des chanteuses engagées de la scène londonienne qui se souciaient davantage de crier des slogans que de découvrir des harmonies. Elle n’allait pas lâcher ces nourritures indispensables.
Mais elle allait se mettre au sport. Sérieusement. Elle avait toujours marché, couru, nagé, un peu. Elle allait marcher, courir, nager, beaucoup. Les enfants, adolescents, étaient plus autonomes, Frédéric, égal à lui-même, demeurait fidèle à sa promesse d’assurer tout en la laissant libre. Un objectif s’imposa dans sa tête, sans qu’elle y ait réfléchi : un marathon, 42 km, pour ses 42 ans. Elle avait 18 mois pour se préparer. Fine, élancée, elle avait le gabarit pour. Les femmes avec une grosse poitrine ne peuvent pas pratiquer la course à pied. Elle s’inscrivit dans un club pour acquérir quelques notions de base – gestion de l’effort, progression de l’entrainement, hydratation, alimentation… – et trouver des partenaires avec qui « s’entrainer », car elle ne voulait pas que son challenge passe par la solitude et l’austérité, deux notions qu’elle détestait.
Elle fut servie au-delà de ses espérances. Dans ce club qui ne payait pas de mine, elle se fit 5 copines avec qui elle forma vite une bande. Toutes décidèrent de préparer la même course, elles couraient toutes les 6 le dimanche, dinaient ensemble après les entraînements du mercredi, se voyaient à deux, à trois, à quatre, à cinq ou à six quand des occasions se présentaient ou quand l’envie leur prenait. Carole ne plaignit pas son temps – remplir, c’était le but – pour faire fructifier cette amitié et animer ce groupe, dont elle devint plus ou moins la leader. 2 sur les 6 durent constater qu’elles n’arriveraient pas à parcourir les 42 km en courant, mais continuèrent à participer aux entraînements communs et à soutenir les copines.
Quand vint le jour de la course, elles se rendirent toutes les 6 sur les lieux. 4 prirent le départ, et 3 arrivèrent au bout, dont Carole, qui réalisa le temps de 4 h 42 minutes. 42, c’était parfait, l’objectif était atteint, bien atteint. Ses enfants étaient fiers – « Elle assure, Maman » –, Frédéric plus amoureux que jamais – « Je savais que tu y arriverais » –, ses parents et frères et sœur admiratifs – « Elle va vite, la petite ». En classe, elle acquit un regain d’autorité auprès de ses élèves, ce qui n’était pas une mauvaise chose, car l’irrespect et l’indiscipline menaçaient jusqu’à la possibilité même de l’enseignement.
Elle ne recommença pas un marathon chaque année, ni même tous les deux ans, mais ne cessa de courir et de courir beaucoup. C’était une bonne manière d’occuper le temps et même d’oublier qu’il existait. Elle avait aussi pris goût à la piscine, où elle se rendait deux voire trois fois par semaine, le plus souvent entre midi et deux. Elle devint vite accro aux longueurs dans l’eau et aux kilomètres sur terre. Était-ce le fameux effet des endorphines sécrétées au bout d’une trentaine de minutes d’effort physique ? Peut-être. « J’en ai besoin, pensait-elle, c’est vital ».
Ce qui pouvait laisser penser à une addiction – un bien surconsommé qui du coup devient un mal – était les horaires auxquelles elle s’adonnait à ces activités. Il lui arrivait de partir courir à 22 heures, pour deux heures. Frédéric s’étonnait un peu, mais ne condamnait pas. Il demandait juste qu’elle n’y aille pas seule, et toujours une copine l’accompagnait. Elle pouvait aller nager à 6 h 30, soudoyant le gardien pour qu’il la laisse entrer, et plonger, une demi-heure avant l’ouverture officielle du stade nautique. Elle avait toujours eu un problème de gestion du temps, peut-être lié à sa peur du vide et de l’ennui. Sa manie de tout faire à la dernière minute participait de cette phobie. Ce n’était pas elle qui houspillait ses enfants pour qu’ils ne soient pas en retard, mais l’inverse. Le retard était sans doute le symptôme le plus marquant de son déséquilibre, ou plutôt de sa volonté de déséquilibre. Il fallait qu’elle soit en retard. Si elle avait un rendez-vous à 11 heures, elle en ajoutait un à 10 h 45. Quand elle devait déjeuner avec une amie, elle en appelait une autre pour lui dire qu’elle passait la voir vers midi. Peur de l’immobilisme. « Si je m’arrête, je tombe ».
Ça ne suffisait toujours pas. Il y avait encore du temps à remplir, des vides à combler. Elle connaissait le proverbe de Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ». Elle n’était pas capable de rester dans sa chambre, sûr.
C’est à 45 ans, à l’issue d’une discussion avec une copine, qu’elle prit conscience d’une réalité qu’elle avait à peu près réussi à évacuer jusque-là. Elle n’avait plus, et elle n’aurait plus, d’aventure sentimentale. « Tu es mariée, banane, se morigénait-elle, tu as choisi ». Justement. « Le mariage, ça empêche plein de choses », avait dit la copine, elle aussi mariée, qui ne rigolait qu’à moitié. Pourquoi cette prise de conscience tout à coup, cette angoisse ? Le démon de midi, chez les femmes également ? L’entente avec son Fred était parfaite et pour rien au monde elle n’aurait voulu le perdre. Quoi, alors ? Toujours la même chose : la peur du vide, le temps à remplir. Son démon de midi était un démon de l’ennui. Les deux ainés ne vivaient déjà plus à la maison, le troisième partirait bientôt. C’était une perspective effrayante. Une situation déjà critique.
Comme la plupart des femmes et des hommes, Carole ne répugnait pas au sexe, sans pour autant qu’il soit l’alpha et l’oméga de son existence. Elle avait eu ses « expériences » avant le mariage, Fred était un mari distrayant et appliqué, et elle avait cédé à un désir aussi violent que soudain avec son collègue responsable de l’association humanitaire où elle avait sévi quelques années. Si on lui avait dit qu’elle tromperait son Fred pour la première fois dans une case d’un village africain, elle n’y aurait pas cru. Ainsi allait la vie. Elle n’avait d’ailleurs pas l’impression d’avoir trompé son mari, et faillit lui avouer sa coucherie à plusieurs reprises. Il était capable de l’entendre et elle ne voulait pas lui mentir. Mais comme le rapport n’avait pas eu de suite, elle garda pour elle ce souvenir. Jamais son époux n’avait montré la moindre jalousie ; il n’était pas indifférent pour autant. Elle était quand même tombé sur une sacrée perle. Quand elle voyait les connards avec lesquels se débattaient ses copines… Mais peut-être chaque épouse pensait-elle que son mari était moins pire que les autres ?
Elle voulait donc vivre une ou deux nouvelles expériences sentimentales. Il lui suffit de changer légèrement d’attitude – de remettre des robes, d’appuyer un peu plus les regards, de quitter un lieu un peu moins vite – pour qu’aussitôt apparaissent des opportunités. Elle ne se souvenait pas que c’était si facile. Elle jeta son dévolu sur un autre collègue – elle manquait d’originalité pour le coup – dont le brun ténébreux lui donnait des allures de philosophe parisien habitué des plateaux télés. Malheureusement, le contenu n’était pas à la hauteur de l’enveloppe, et elle mit fin assez vite à cette liaison, qui ne lui apporta rien et qu’elle regretta (ce prétentieux baisait mal, en plus, ça n’arrangeait rien). Néanmoins, pendant quelques mois, elle avait senti sa vie s’accélérer, s’augmenter d’une expérience singulière, et c’est ce qu’elle recherchait.
Elle fut plus convaincue avec le père d’un élève, divorcé mais très présent pour son fils, avec qui elle avait fini par accepter de « prendre un pot », avant, une semaine plus tard, de se retrouver chez lui, pour tout dire dans son lit. Le type était attentionné, charmant et charmé. Mais il était très sensible et visiblement très amoureux. Trop. Il commença à lui faire peur quand il se mit à imaginer tout haut combien la vie serait merveilleuse s’il pouvait se remettre en couple, avec la prof de Bastien qui plus est, ce qui aiderait sans doute le garçon à retrouver un équilibre qui lui faisait défaut. Elle ne lui laissa jamais le moindre espoir d’une vie commune, mais les fous n’entendent pas. Elle décida d’arrêter les frais avant que cela dégénère, ce qui faillit arriver quand le malheureux jura qu’il allait parler à Frédéric et le convaincre de laisser partir sa femme. Elle dut lui céder quelques semaines supplémentaires pour éviter un scandale avant de pouvoir clore cette affaire.
De ces deux expériences, et de ce qu’elle entendait dans son entourage, elle acquit une conviction : on ne couche pas impunément. Jamais. Ça laisse des traces.
Elle aurait bientôt 50 ans. Elle avait testé successivement différentes occupations : la famille, le boulot, l’amitié, les sorties culturelles, le sport, la relation sentimentale. Elle ne souhaitait renoncer à aucune, mais au contraire les mener en même temps. Certes, cela allait l’obliger à mieux gérer son temps. Mais elle était persuadée qu’elle était une femme organisée et que cette capacité à faire beaucoup de choses en une journée l’aiderait à être plus prolifique encore.
D’autant qu’était apparu un outil exceptionnel qui permettait de combiner, de conjuguer et de communiquer comme jamais : le smartphone et ses applications. Notamment Whatsapp, Instagram et les SMS. Ce cerveau bis des humains, qui était en train de prendre la place du premier, était si puissant qu’il devenait une drogue. Elle fut stupéfaite un jour où, alors qu’elle réprimandait un élève qui trainait à éteindre son portable en début de cours, celui-ci rétorqua :
– Oui, Madame. Mais j’ai l’impression que vous aussi, vous êtes carrément accro, non ?
Elle se contenta de rire avec la classe sur le moment, mais en analysant ses pratiques, elle dut reconnaitre qu’elle ne pouvait pas passer plus d’une heure sans regarder son écran, quand bien même elle n’avait reçu aucune alerte. Elle emmenait son téléphone à la piscine, elle courait avec, elle le consultait pendant les repas, elle l’utilisait dans son lit. Elle était moins que jamais capable de ne rien faire, ne serait-ce que de penser seule. S’abêtissait-elle ?
Elle se demandait parfois si elle aurait été plus adaptée à d’autres lieux et d’autres époques : l’Italie du Quattrocento, la France des Lumières, l’Angleterre victorienne ? S’avisant de l’absurdité de la question, elle se ravisait : si elle était d’un autre lieu et d’une autre époque, elle serait alors différente et ses préoccupations ne seraient pas les mêmes.
Non, elle était qui elle était, et c’était bien comme ça. Elle voulait vivre au mieux avec ce qu’elle était et ce qu’il y avait autour d’elle. Certes, elle se compliquait souvent la vie, mais tous les humains procédaient de même. Quand bien même l’objectif était de la simplifier, la vie, chacun s’évertuait à la compliquer. Pour combler le vide, remplir le temps, on en revenait toujours au même point.
Au moins, Carole était-elle vivante et avait-elle le souci constant de bien utiliser le souffle que ses parents lui avaient donné. Tant de gens, dès que l’argent tombait naturellement dans leur poche, se repliaient sur leur état domestique, mettaient des œillères, dressaient des murs. Carole sentait que l’humanité d’un être tenait à sa capacité à aller vers et à recevoir l’autre, à ces contacts permanents du cœur, du corps et du cerveau, sorte de flux et de reflux indispensables à l’épanouissement et à la marche du monde. Elle était généreuse, et courageuse. Heureuse ? Pas plus que d’autres, elle ne savait répondre à cette question impossible.
Excellent portrait des hommes ou femmes d’aujourd’hui , mais quelle tristesse …. comment trouver son oxygène dans cette vie , où est passé l’espace temps contemplatif , méditatif …
quelle place pour la lecture , l’écriture ,peinture ….arrêt sur image de moments bien choisis ou recherche de personnages dits ordinaires , qui pourtant interpellent notre regard …..et peuvent rejoindre de magnifiques expositions.
Pourquoi l’homme a-t-il si peur du vide ?
Et pourquoi tout simplement , ne rien faire …
être juste à l’écoute de sa respiration , ce souffle qui nous maintient en vie , Miracle auquel nous n’accordons aucune attention……
Réveillons nous !
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Merci chère BB pour ce commentaire qui interpelle. Plus de culture et de méditation, tu crois ? Peut-être. Quand on a la chance de ne pas être trop démuni.e, savoir ce contenter de ce qu’on a et de ce qu’on voit devrait être facile. Et pourtant ça ne l’est pas. Mais ça se travaille, tu as raison.
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Vous mettez le doigt là où ça fait mal: que faire de notre vie? Quand on a la chance de ne pas être dans la survie. Carole a l’air de s’en sortir pas trop mal, mais comme nous tous elle hésite et se trompe parfois. Merci pour ce portrait qui incite à la réflexion
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