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C’était pendant la guerre. Nous nous étions retrouvés à Bordeaux, qui n’était pourtant pas en zone libre, même quand il y avait encore une zone libre. Après la mort de Maman, Papa et moi étions désemparés. Certes, la guerre chamboulait tout, mais l’extinction de notre phare domestique nous perturbait davantage que les Allemands qui quadrillaient la ville et que les bombes incendiaires des Alliés, qui tombaient à peu près n’importe où et nous obligeaient à descendre aux abris quand retentissait la sirène.
Nous habitions dans un taudis du quartier Saint-Michel. Deux pièces mal chauffées et mal éclairées, pas d’eau chaude, pas de meubles. Nous avions tout de même un matelas chacun et nous nous étions fabriqué une table en superposant des palettes. J’allais à l’école, Papa y tenait autant que moi.
– Les études, ma fille, cela pourra te sauver.
Je ne répondais pas pour ne pas lui faire de peine, mais lui comme moi savions que les études qu’il avait suivies n’avaient empêché ni la mort de Maman ni le dénuement dans lequel nous nous trouvions. Parce qu’il y a toujours des moments dans l’histoire où un tyran acclamé par des lâches décide que tout ce qui a été bien avant est désormais mal, et considère que le savoir de quelques-uns est un affront à son pouvoir personnel. Alors des miliciens à sa botte pourchassent les représentants d’une société honnie, pour les envoyer aux champs, au goulag, en camp ou en exil, afin qu’ils se tuent à la tâche, perdent toute influence et toute capacité de raisonnement.
Papa avait, pendant cette année 1943 à Bordeaux, échappé aux camps, mais il avait perdu son poste à l’université de Paris I. Juif, ça suffisait. Maman ayant été prise par la tuberculose l’année précédente, nous sommes partis à Bordeaux, parce que Papa pensait avoir là une possibilité d’enseigner dans un lycée privé qui recherchait des professeurs. Hélas, quand il se présenta, le directeur qui avait passé l’annonce dans le journal avait été débarqué. Le remplaçant reçut Papa, mais, au vu de son nom, se montra sec et sans espoir :
– L’heure n’est plus aux recrutements, Monsieur Salzman. Nous composons avec les effectifs restants.
– Il me semble, pourtant, osa Papa, que vous venez d’embaucher un professeur de mathématiques et un autre de technologie.
– Ce sont des exceptions. Vous ne prétendez pas me dicter ma conduite, tout de même ?!
Papa n’insista pas. En modifiant son nom, il trouva un travail au marché de gros : il déchargeait des caisses entre 4 heures et 11 heures du matin du lundi au samedi. Il revenait fourbu, mais ces 42 heures de manutention par semaine nous permettaient de payer notre loyer et de ne pas mourir de faim. Il s’accordait une grande sieste après avoir déjeuné, puis venait me chercher à l’école. Alors il m’emmenait au Café Montaigne, un vieil établissement de bois sombre, un peu délabré, cours Victor Hugo. Il m’offrait une limonade et un croissant, commandait un thé pour lui. Il me faisait lui raconter ma journée à l’école pendant un quart d’heure, après quoi il se mettait à sa traduction en cours. C’était en effet sa passion, et son talent : il traduisait en anglais des romans français. Il n’avait aucune référence, mais il espérait que certains textes intéresseraient des éditeurs, un jour :
– Après, quand les choses seront normalisées…
Il exécutait ces travaux de longue haleine avec un simple dictionnaire, un cahier et un crayon. Par moments, quand il hésitait sur le sens d’une expression ou la tonalité d’un passage, il marmonnait pour lui-même :
– Il faudra que j’aille à la bibliothèque. Pour comparer.
Fascinée par sa patience et sa concentration, je me mis, moi, quand j’avais fini mes devoirs qui passaient en priorité, à écrire un roman.
– Tu le traduiras ! m’exclamai-je enthousiaste.
– S’il est bon, répondait-il avec un sourire.
Mon roman était une sorte de biographie de Maman.
– Tu me fais lire ? demandait Papa chaque soir.
Invariablement, je répondais :
– Pas encore. Quand ce sera fini.
Et c’est ainsi que toutes les fins d’après-midi entre 16 h 45 et 18 h 45 nous étions penchés sur nos livres et nos cahiers autour d’une table du Café Montaigne. Les chaises étaient un peu dures, l’éclairage était limité, on entendait milles bruits d’exclamations et de conversations, mais nous parvenions à nous plonger dans nos écrits. Quelle puissance nous possédons quand nous focalisons toute notre attention sur un objet précis ! Notre cerveau alors est aussi tranchant que le fil d’une épée.
Je dois indiquer ici la chance qui fut la nôtre d’avoir trouvé ce Café Montaigne. Non seulement le patron ne nous obligeait pas à renouveler nos consommations au bout d’une heure, mais en plus il semblait nous regarder avec bienveillance. Il avait dû deviner qui nous étions. Il ne posa jamais de questions, car à cette époque on mourait pour moins que ça. Mais j’ai l’impression que Papa et lui se comprenaient d’un regard. C’est dans les périodes les plus sombres de l’histoire que l’humanité restante de quelques-uns est la plus belle.
Nous rentrions avant le couvre-feu, en passant parfois par les quais de la Garonne.
– Elle va jusqu’à l’océan, disait Papa. Et après l’océan…
Il ne finissait pas sa phrase, mais il pensait à l’Amérique. Je crois qu’il se renseignait, peut-être entreprenait-il des démarches, clandestines forcément.
Le 10 janvier 1944, Papa ne vint pas me chercher à la sortie de l’école. Je rentrai à l’appartement, dont j’avais la clé. Papa m’avait toujours dit :
– Si un jour, je ne viens pas à la sortie de l’école, tu rentres à la maison. Si je ne suis pas là le lendemain, tu te présentes à la synagogue et tu expliques la situation.
– Pourquoi cela arriverait-il ?
– Parce que des tas de choses peuvent arriver.
Ces choses sont arrivées. La rafle du 10 janvier 1944 fut la quatrième des grandes rafles anti-juives en Aquitaine. 335 hommes, femmes et enfants furent interpelés ce jour-là. Avec une particularité : c’est à la grande synagogue qu’ils furent parqués, avant d’être acheminés à la gare Saint-Jean. Le 12, Ils furent entassés dans un train qui rejoignit le camp de Drancy, dernière station avant Auschwitz, où ils furent tous exterminés.
C’est pourquoi quand, après la nuit qu’on imagine, je me rendis, le 11 au matin, à la grande synagogue, je m’arrêtai 50 mètres avant d’atteindre le lieu : des voitures et des soldats allemands pullulaient devant la façade. Je compris qu’il s’était passé quelque chose de grave, dont j’avais une petite idée. J’avais 12 ans, Papa me ménageait, mais il répondait à mes questions et ne m’avait pas caché l’ampleur des difficultés pour les juifs que nous étions.
Effrayée, je rebroussai chemin. Je me rendis d’abord à l’école, et, aussi étonnant que cela puisse paraître, je suivis les cours de la journée comme à l’accoutumée. Sans doute avais-je besoin de ce pôle de stabilité alors que le dernier pilier qui me soutenait s’effondrait.
À 16 h 30 en revanche, je n’allais plus pouvoir repousser ma solitude. J’hésitais à retourner à la synagogue. Peut-être pouvais-je quelque chose pour Papa ? Mais je me retins : son désespoir aurait été immense si j’étais venue moi-même me jeter dans la gueule du loup.
Il ne me restait qu’une possibilité : le Café Montaigne. C’était l’heure. J’entrai, et le patron remarqua tout de suite que j’étais seule. Il me laissa m’asseoir à la table habituelle, attendit 2 minutes et vint prendre la commande.
– Ton Papa n’est pas là ?
– Non. Je crois qu’il a été arrêté.
– Tu l’as vu ?
– J’ai été à la synagogue, il y avait des soldats partout.
Le patron parcourut la salle du regard, puis me dit à voix basse :
– Je vais t’apporter une limonade et un croissant. Tu bois et tu manges. Ensuite tu t’en vas comme si tu rentrais chez toi, mais tu prends la rue à droite en sortant et tu marches 50 mètres jusqu’à une petite porte rouge. Je viendrai t’ouvrir et on verra comment t’aider.
Ainsi fut fait. Ainsi je fus sauvée. Ainsi Gérard Millet, Grojean dans la Résistance, me trouva une famille d’accueil dans les Landes où je vécus jusqu’à la fin de la guerre. Lui-même fut arrêté et fusillé quelques jours avant la Libération de Bordeaux, dénoncé sans doute par un salaud.
Le temps a passé. J’ai fait comme j’ai pu sans mes parents, dont le manque était aussi douloureux que leur souvenir était fort. Je m’en suis sortie grâce à quelques Grojean, et quelques grosses Jeanne. Ils existent. J’ai écrit et publié mon roman. Sauf que ce n’est pas un roman, et qu’à la biographie de Maman j’ai ajouté celle de Papa. Le livre a eu un certain succès et il est parfois cité comme un témoignage intéressant sur cette époque.
Comme Papa n’avait pas été arrêté à son domicile mais à son travail, j’ai pu conserver deux des traductions sur lesquelles il travaillait. Je les ai données à un traducteur de la maison qui a édité mon livre ; ce professionnel a terminé le travail, « remarquable, m’a-t-il dit, surtout quand on sait dans quelles circonstances il a été effectué ».
De cette terrible époque, des manques gigantesques causés par la mort prématurée de mes parents, l’image la plus paisible que je conserve est celle des fins d’après-midi studieuses autour de la table du Café Montaigne.
Très émouvant. Moi aussi j’ai pleuré. Quel jolie histoire malgré la lourdeur de ce qu’elle raconte …
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Merci Mathilde. Je suis heureux que cette première lecture vous ait émue.
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Que cette nouvelle ait été inspirée des nombreux récits de vie écrits par l’auteur ou qu’elle ait été imaginée entièrement, elle participe à sa manière à un travail de mémoire utile à notre société un peu malade et souvent effrayante. Comment ? En se mettant à hauteur d’homme, à hauteur de phrase et à hauteur de ces destins fracassés. Ces vies auraient bien pu être les nôtres !
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On vit cette histoire avec émotion et douceur.
On imagine ce café refuge tenu par une belle personne.
Cela fait du bien et atténue la noirceur de l’époque.
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Que d’émotion , une larme glisse le long de ma joue…
Je suis impressionnée par la maturité de cette enfant , ne pas aller à la synagogue, pour ne pas croiser le regard de son père ,pour ne pas ajouter de la peine à la peine …..
Et merci à toutes ces personnes qui ont su risquer leur vie pour en protéger d’autres.
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Merci à tous les quatre, Brigitte, Jeanne, Seb et cher.e. inconnu.e pour vos commentaires (merci à Louise et Ghyln pour vos like), qui augmentent le texte. J’ai pleuré en écrivant cette nouvelle, vous avez pleuré en la lisant. C’est parfait. Merci à toutes les lectrices et à tous les lecteurs, et vive la littérature.
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Énorme. ça prend les tripes !
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J’ai pleuré. C’est la guerre et c’est Bordeaux, mais cela touche chacune et chacun de nous
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Quelle histoire! L’émotion se dégage de sa sobriété.
On reste sur la belle image du père et sa fille unis par la passion des mots et de l’écriture laborieuse.
Merci.
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