Alain.e et Raphaël.le

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(environ 5 minutes de lecture)

– Papa, Maman, je vous présente Alaine.

Les parents saluèrent avec chaleur, sans devoir ni serrer la main ni embrasser, ce qui était un des avantages du covid. Leur fille ramenait à la maison une amie, dont elle leur avait parlé, qu’ils étaient contents de connaître. L’invitée était brune aux cheveux longs, assez grande, athlétique, avec un visage qui montrait de la détermination ; il y avait un côté sauvage en elle. 

– Enchanté de faire votre connaissance ! s’exclama le père.

– Bienvenue à la maison ! renchérit la mère.

Ils n’avaient pas compris le prénom et s’aperçurent à ce moment-là, trop tard, qu’ils n’avaient pas interrogé leur fille à ce sujet avant. Elle n’avait pas dit « Hélène ». C’était quelque chose d’approchant, peut-être une prononciation à l’américaine. Helen ? Eilenn ? Raphaëlle, leur fille, leur avait pourtant dit que son amie était originaire de la campagne du sud-ouest.  

– Vas-y, dit Raphaëlle en poussant l’amie, entre.

Après un moment de gêne, parents et jeunes se retrouvèrent dans le salon. On s’assit. Le père s’occupa des bouteilles, la mère des amuse-bouche. On trinqua. L’amie n’avait pas prononcé un mot. C’est Raphaëlle qui rompit le silence :

– On a quelque chose à vous dire.

– Ah ?!

Les parents étaient tout sourire.

– Voilà, reprit Raphaëlle. Vous connaissez la différence entre le sexe et le genre ?

Les sourires demeurèrent, mais se figèrent.

– Euh… 

– Ou…i.

– Le sexe nous est donné par la nature, tandis que le genre est le produit de la société. 

– Ah…

– Oui.

– Le sexe, ce sont les caractéristiques biologiques, le genre ce sont les comportements que les rapports sociaux attribuent à un homme ou à une femme.

– Bon…

Le père but une gorgée de whisky, la mère fit passer les olives. L’amie semblait méfiante.

– Une personne qui ne s’identifie pas au genre qui lui a été assigné à la naissance, par son état-civil et son éducation, est transgenre. Cette personne peut alors entreprendre un traitement hormonal et chirurgical pour faire correspondre son sexe au genre dans lequel elle se sent le mieux. La personne qui a réalisé cette transformation est transsexuelle.

– Nous… te suivons…

– Tout à fait…

– Alaine, jadis Alain, est transsexuelle.

– …

– …

Le glaçon qui cogna le verre de whisky du père émit un son identique au borborygme qui traversa l’intestin de la mère.

– Ah !…

– Oh…  Enchantée !

Les sourires étaient interrompus par des rictus, difficilement contrôlables. Alaine – c’était ça ? – semblait prêt (e ?) à mordre. Raphaëlle ne voulait pas perdre son fil :

– Vous savez peut-être que je suis fluide…

– Fluide ?

– Que veux-tu dire ?

– On est fluide quand on n’est pas fixé sur son identité sexuelle, que l’on peut passer de l’une à l’autre.

– Ah bon ?

– Bien sûr !

– Je suis fluide et je suis queer. Queer, vous voyez ?…

– …

– …

– On est queer quand on n’adhère pas à la division binaire entre les genres…

– C’est ça !

– Oui.

– Donc, comme Alaine a accompli son transfert, je pense moi aussi à accomplir le mien. D’ailleurs, je suis déjà en transition.

Les parents cessèrent de maîtriser l’apéritif, ils n’étaient plus capables. Mais le supplice n’était pas fini.

– À partir d’aujourd’hui, reprit leur fille, je vous demande donc de me considérer de genre masculin. De m’appeler Raphaël, sans e. Et quand vous parlerez de moi, de remplacer le « elle » par le « il ».

Le menton de la mère se mit à trembler, des larmes affluèrent à ses yeux. Après quelques secondes de panique, elle se leva d’un bond et s’enfuit dans la cuisine.

Le père hésita, regarda Alaine et Raphaël (le ?), puis décida de rejoindre sa femme. Il valait mieux de toute façon qu’il ne reste pas assis devant elles (eux ?).

– Excusez-moi.

Sa femme était penchée au-dessus de l’évier, pleurant, éructant, sanglotant.

– Je ne pourrai pas, je n’y arriverai pas…

Son mari entoura ses épaules, désemparé.

– Est-ce qu’on a bien compris ?… reprit la mère entre deux sanglots. Elle veut devenir garçon parce que lui est devenu fille ? 

Cela semblait bien résumé. Le père réalisait aussi ce qui semblait une absurdité.

– Mais pourquoi se compliquer la vie ? Pourquoi se faire du mal, comme ça ? On est ce qu’on est, on fait avec !

Le père n’avait ni les mots ni le concept. Il essaya pourtant :

– Peut-être qu’elles ne veulent pas se contenter de ce qu’elles – ils – sont. Peut-être que maintenant on peut choisir, et que c’est un progrès…

Il ne croyait pas ce qu’il expliquait, mais il fallait bien tenter de comprendre sa fille.

– C’est de la folie ! rétorqua la mère, qui tempêtait tout en chuchotant pour ne pas être entendue depuis le séjour. On ne peut pas aller contre la nature ! Leur cerveau ne pourra pas suivre !

– Écoute, reprit son mari en mettant la main sur son bras. Elles sont là…

– Ils ! Ils sont là !

– Oui, bon. Ils sont là, essayons de leur réserver un bon accueil et d’aller dans leur sens. On fera le point ensuite. 

– Je ne suis pas sûre de tenir jusqu’au bout du repas. 

– Mais si… Allez ! C’est un moment à passer. Prenons ça comme un jeu…

La mère regarda le père, horrifiée :

– Un jeu ?… Tu n’es pas sérieux, là ?

– Détends-toi. Apporte l’entrée, je coupe le pain, et on y va. Tous les deux avec un grand sourire.

Les jambes étaient flageolantes et les yeux mouillés, mais le père et la mère regagnèrent le séjour en essayant de garder une contenance. Sur le canapé du salon, Alaine et Raphaël se tenaient les mains et parlaient à voix basse. 

6 commentaires

  1. Mieux que certains exégètes verbeux, M. Roubert nous aide à comprendre un fait de société qui concerne une minorité visible et peut susciter des controverses. Sans assener de position tranchée, il nous met en situation avec le format de charme de la nouvelle. Une fois de plus, l’auteur met son art au service du bien commun. Lisez et faite lire Pierre-Yves Roubert !

    Aimé par 1 personne

  2. Sujet délicat…
    Nous sommes tous concernés car c’est déjà le monde d’aujourd’hui. Les cas ne sont pas si minoritaires puisque nous-mêmes en connaissons (transformations effectuées ou en projet).
    Est-ce que ces « transformations » suffisent au bonheur ?
    Le désarroi des parents est très bien décrit et ce qui est important, c’est leur acceptation.
    Bravo Pierre-Yves pour votre style. Vous avez réussi à me faire rire ; pas facile compte tenu du sujet.
    Amicalement.
    Joëlle

    Aimé par 1 personne

    1. Chère Joëlle. Merci de votre apport. C’est déjà le monde d’aujourd’hui, vous avez raison. Je suis content que vous ayez vu l’humour. Il me semble qu’il fallait et de la gravité et de la légèreté pour aborder ce sujet, pas facile à traiter en effet.

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  3. Le « iel », c’est la négation des sexes. Ici, j’ai voulu traiter du changement de sexe.
    C’est vrai, j’ai failli classer cette nouvelles dans les « Travers du temps présent ». J’ai opté pour « le monde de demain », considérant que ces comportements sont encore très minoritaires, mais qu’ils vont sans doute augmenter.
    Merci.

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  4. C’est l’apparition du pronom «  iel » qui t’a inspiré ?
    Merci pour cette nouvelle vivante, grâce à la spontanéité des dialogues.
    Le monde de demain, c’est déjà un peu le monde d’aujourd’hui non?

    Aimé par 2 personnes

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