Un calendrier sinon rien

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– C’est pour les calendriers.

 Je m’y attendais. Je savais que, entre le 20 novembre et le 15 décembre, les profiteurs traditionnels me trouveraient, quand bien même j’étais en déplacement trois jours par semaine et souvent à l’extérieur en fin d’après-midi. Ils repasseraient, plusieurs fois, à différentes heures s’il le fallait. Pas une maison ne leur échappait. Ils étaient d’une rigueur à toute épreuve dans la gestion de leur tournée de fin d’année. 

C’est que la collecte était rondelette. Au moins 2500 €. Pour un calendrier acheté 2 € par leurs soins, ils touchaient à la revente 8 € en moyenne. Ça faisait « un treizième mois et demi », m’avait dit l’un d’entre eux une fois. Pour 2 heures de marche par jour pendant 4 semaines. Pas mal. Très bien, même.

Comme 3/4 des individus, je n’osais pas dire non. Tout pourtant m’indisposait dans cette pratique : je considérais que c’était, encore une fois, les privilégiés qui en demandaient encore plus. Les postiers, les éboueurs et les pompiers avaient un emploi garanti, des horaires minimaux et une dizaine de semaines de vacances. Au nom de quoi devrait-on leur donner un complément de salaire ? « Si tu fais un malaise, tu seras bien content de trouver les pompiers », m’avait dit une amie. C’était donc de la corruption ? Il fallait les graisser pour qu’ils exercent leur métier ? Mince alors. On ne donnait rien aux boulangers, aux plombiers, aux infirmières, aux balayeurs ; pourtant, on pouvait compter sur eux. 

Je trouvais détestable le fait de sonner chez les gens, jusqu’à ce qu’ils ouvrent, pour leur forcer la main. Quant à l’utilité des produits vendus, elle était nulle : il y avait lurette que personne ne se servait plus de ces calendriers d’un autre âge.

Pourtant, comme tout le monde, je donnais. J’avais commencé par 10 €, et puis j’avais réduit pour me stabiliser à 6 €. Depuis trois ans, je tâchais de me préparer à l’avance, et de placer sur la tablette de l’entrée une pièce de 1 et un billet de 5. Trois fois de suite.

Mais cette année, pour la première fois, j’allais dire non, aux trois. Parce que – était-ce le hasard ou ma détermination ? – j’avais trouvé une raison de refuser, une raison ne tenant pas à mes considérations sur l’absence de fondement de la quête, mais à un défaut de service incontestable, que j’oserais avancer devant les personnes concernées.

C’est le pompier qui ouvrit le feu. Quand il se tint tout sourire devant moi, et après qu’il eut prononcé la tirade rituelle en exhibant ses cartonneries, je sortis la phrase que j’avais préparée :

– Excusez-moi mais je vais vous dire non cette année…

Son visage se décomposa. Je précisai :

– … À cause de la grève du printemps.

– On a été en grève, répliqua-t-il, mais les urgences ont été assurées.

– Je vous crois. Mais je trouve que ça ne se justifiait pas.

– Vous êtes contre le droit de grève ?

– Oui.

Il me regarda comme si je l’avais frappé.

– Ah, ben alors, dans ce cas-là, il vaut mieux que je m’en aille !

– Je vous souhaite une bonne soirée et une bonne fin d’année.

– C’est ça, dit-il en claquant le portillon.

Visiblement, la politesse n’était réservée qu’à ceux qui crachaient au bassinet, et qui n’étaient pas contre le droit de grève. Il me sembla entendre « connard » et « facho », mais c’était dans ma tête.

L’éboueur me coinça quelques jours plus tard. Il me faisait toujours un peu de peine, car ses calendriers étaient les plus minables de tous. Et puis les poubelles, c’était plus dur à porter, parce qu’elles contenaient des déchets et sentaient moins bon que les lances et les sacoches.

– Excusez-moi, mais je vais vous dire non cette année.

Son sourire disparut, mais il en réussit un autre pas si mal à la place.

– Ah bon. D’accord, excusez-moi.

Je réalisai que je n’allais pas avoir besoin de me justifier.

– Je vous souhaite un bon Noël.

– Merci, vous aussi.

Bien mieux que le pompier, me dis-je. Ce type n’est pas susceptible, pas bête et pas pénible. Du coup, j’eus presque envie de le rattraper pour lui filer une pièce et un billet. Je n’en fis rien.

Le facteur me dérangea un jour à 13 heures, alors que décembre était déjà bien avancé. Ce petit saloupiaud, qui ne souriait jamais quand nous nous croisions devant la boîte et attendait toujours que ce soit moi qui prenne l’initiative du bonjour pour me saluer, avait dû se casser le nez plusieurs fois et me pister jusqu’à ce qu’il me chope. 

– Excusez-moi, mais je vais vous dire non cette année.

Comme il ne souriait pas, il n’eut pas à arrêter de sourire.

– Comment ça ? Vous ne voulez pas un calendrier ?

– Eh bien non.

Il eut l’air embêté. Mais restait figé. Visiblement, je lui posais un problème.

– Mais… Vous m’en prenez, d’habitude…

Il n’était pas dans le coin depuis très longtemps. L’habitude se limitait aux deux ans précédents.

– D’habitude oui. Mais cette année non.

– Eh… Pourquoi ?

– Parce qu’il y a eu plusieurs jours sans courrier, à cause de la grève.

– Je n’ai fait grève que 3 jours.

« Que 3 jours »… 

– Cette grève de la Poste m’a pénalisé dans mon travail, et personne ne s’en est soucié. 

– Mais si ! On pensait à vous !

– Vous pensiez à moi pendant la grève ?

– Oui, enfin, je veux dire, on fait ça aussi pour les usagers, ça concerne tout le monde.

– Écoutez, je vous remercie, mais ne vous mettez plus en grève pour moi dans toute la France, je préfère me débrouiller autrement pour régler mes problèmes.

Il hésita. Il avait envie d’argumenter. Mais il dut se rendre compte qu’on sortait du sujet. Il s’agissait de vendre un calendrier, pas de convaincre un connard fasciste du bienfait de la grève.

– Bon. Donc c’est non ?

– C’est non pour un calendrier.

Il renfourna dans sa sacoche ses rectangles cartonnés, immuables depuis des décennies.

– Bon, au revoir alors, me dit-il.

– Au revoir et bon Noël, répondis-je.

Il était à la moitié de l’escalier quand il se retourna et me lança :

– Je ne vous cache pas que je suis déçu.

– Je suis désolé de vous avoir perturbé. Ça n’a rien de personnel.

Perturbé me semblait le mot adapté à cet homme, et ce n’était pas lié à mon refus de lui donner 6 €.

Ainsi évitai-je cette année-là d’agir contre mes convictions. Certes, il m’avait fallu un prétexte pour décliner une offre qui appelait de toute façon une réponse négative. Je verrais les années suivantes si je trouvais la force de dire non à tout fonctionnaire proposant un calendrier.

En tout cas, je vis vite les conséquences de mes rebellions. Je m’attendais à de la mauvaise humeur et à des visages fermés quand je les croiserais. Pas à des interruptions et altérations du service public dont étaient les agents ces quémandeurs de Noël que j’avais éconduits, qui tous se vengèrent dès le premier trimestre de la nouvelle année.

C’est l’éboueur qui agit en premier. Avant même le 31 janvier, au soir de la journée de passage des camions du Sirtom, je trouvai une de mes deux poubelles renversée. Certes, elle avait été vidée, mais couchée ou jetée sur la chaussée. La semaine suivante, la jaune et la marron étaient debout, mais à dix mètres de l’endroit où je les avais posées le matin, devant un petit immeuble où je n’habitais pas. Sept jours plus tard, le couvercle marron était déboîté. Il ne se passa rien de plus les semaines suivantes, du moins le croyais-je, jusqu’à ce que la voisine m’interpelle en me demandant si elle pourrait récupérer son conteneur. Comme je ne comprenais pas, elle me montra l’adresse sur celui qu’elle tenait devant elle : c’était la mienne. Nos deux bacs avaient été intervertis. Je me hâtai d’ouvrir le garage pour procéder à l’échange, car la femme semblait considérer que j’étais responsable de ce qui ne lui semblait pas drôle.

Je rentrai chez moi décidé à mettre le hola. Sur une feuille, j’inscrivis au marqueur le message suivant : « À la prochaine faute volontaire, il y aura rapport au président du Sirtom. Sur les faits (photos à l’appui), et la raison des faits (tes magouilles avec les calendriers). Fais bien gaffe, connard ». C’est ce texte, peu élégant j’en conviens, que je scotchai sur le couvercle de la poubelle jaune, afin qu’il fût lu. Il dut l’être, au moins par l’éboueur, car je ne retrouvai pas le papier sur la poubelle, parfaitement remise en place avec sa petite sœur, comme au bon vieux temps.

Je compris que le facteur se vengeait lui aussi, en déposant deux fois en un mois le vendredi l’hebdomadaire auquel j’étais abonné, alors que je le recevais invariablement le mercredi depuis douze ans. Peu après, alors que j’attendais un chèque qui ne venait pas et que le client me garantissait avoir expédié, je regardai la date du cachet postal quand je le reçus enfin. Il remontait à huit jours. Certes, le timbre était vert, mais tout de même : le client et moi habitions dans la même agglomération. Enfin, je ne vis pas arriver une grande enveloppe qui contenait des documents sur lesquels je devais travailler. L’expéditeur que j’appelai me certifia l’avoir envoyée l’avant avant-veille, au tarif urgent. Ce que je constatai quatre jours plus tard, quand je réceptionnai finalement le kraft A4 tant attendu.

Le préposé perturbé procédait donc à de la rétention de courrier. Comment ramener ce malade si ce n’est à la raison, au moins à l’accomplissement de sa mission ? Je décidai de lui parler, ou plutôt de lui faire peur. Un matin où j’étais à la maison, je me mis à le guetter sur le coup de 10 heures, moment habituel de son passage. Lorsque je l’aperçus au bout de la rue, je sortis et m’accroupis derrière un des piliers encadrant le portillon, dans lequel était insérée la boîte aux lettres. Quand il se présenta devant elle, je me levai soudain, saisis le facteur par son blouson bleu et jaune et le ramenai à moi. Le portillon nous séparait, mais je n’étais pas loin de le décoller du sol. Il se raidit et eut aussitôt du mal à respirer.

– Alors, tu abuses de ton petit pouvoir parce qu’on ne t’a pas acheté un de tes calendriers ? Tu emmerdes ceux qui bossent parce qu’ils ne t’ont pas graissé la patte ? Fais bien gaffe, connard ! S’il y a encore le moindre jour de retard pour une revue ou pour une lettre, je te rentre la tête dans la boîte et je vais prévenir ta direction de tes fautes graves. Et cette fois, tu auras de bonnes raisons d’être déçu. Pigé ?

Je le reposai. Il ne trouva rien de mieux que de s’étrangler et de se plier en deux. 

– Donne-moi le courrier du jour, vite ! 

Toujours éructant et courbé, il me tendit mon courrier, que, bizarrement, il n’avait pas lâché tandis que je le secouais.

– Dégage, maintenant. Casse-toi.

Je n’étais pas du genre belliqueux, et je me surpris moi-même de la manière dont j’avais réglé cette affaire, efficace là aussi, puisque le courrier se remit à arriver dans des délais raisonnables et habituels.

Restait le pompier. Allais-je subir les foudres de celui qui n’admettait pas qu’on donne son avis sur le droit de grève, surtout quand cet avis était suivi de quelques euros en moins pour sa poche ?

Eh bien oui. C’était le 1er mars. Après quinze jours de gel et une vague de froid comme on n’en avait pas vue depuis longtemps, vint le redoux. De nombreuses tuyauteries gardant de l’eau qui dégelait cédèrent à ce moment-là. Ce fut le cas dans mon garage, ce dont je ne m’aperçus qu’à 12 h 30 (encore une chance que je n’aie pas été en déplacement ce jour). Non seulement le garage était inondé, mais en plus l’eau avait gagné tout le rez-de-chaussée. Je coupai l’eau, l’électricité, composai le 18.

Mais aucun pimpon ne se fit entendre et aucun véhicule rouge n’apparut. Au bout d’un quart d’heure, de l’eau jusqu’aux chevilles et trempé jusqu’aux genoux, je rappelai. Je savais que je tombais sur un centre de traitement de l’alerte, qui recevait les appels d’urgence au niveau départemental.

– On a transmis tout de suite, me dit la réceptionniste. Je relance, au cas où.

Ils arrivèrent au bout de douze minutes supplémentaires, sans se presser. Trois hommes descendirent du camion, dont mon guignol de décembre. Comme je faisais remarquer la demi-heure entre mon appel et leur venue, un de ses collègues répondit :

– Il y a plein de gens dans votre cas. Ça a pété de partout ce matin.

Ils mirent du temps à évacuer l’eau. Le vendeur de calendrier ne me jeta pas un regard, ne m’adressa pas un mot, mais pompa et racla avec une lenteur difficilement supportable et sans se départir d’un mauvais sourire. Le fumier, me dis-je. Alors, à un moment où ils étaient tous les trois dans le garage, je déclarai en regardant celui qui avait l’air le chef mais de manière à ce que chacun entende :

– Vous savez pourquoi vous avez mis 32 minutes à venir ? Pourquoi il a fallu que je rappelle le 18 au bout d’un quart d’heure ? Pourquoi vous agissez ici avec un manque de compétence évident ?

– Oh là ! C’est grave ce que vous dites. Il faut vous calmer.

– Je suis calme. Mais c’est vous qui bientôt ne le serez plus. Car je vais aller voir votre commandant, et M. Barcadi, votre élu à la mairie. Je vais leur parler de vos agissements et de la raison de ces agissements : le fait que je n’ai pas acheté un calendrier à ce monsieur. Ce qui veut dire que vous faites dépendre votre travail de l’argent qu’on vous donne ou pas en plus de votre salaire. Vous savez comment ça s’appelle ?

Seul le chef s’était arrêté de travailler, les deux autres continuant à manier de gros tuyaux aspirants. Je remarquai cependant que l’ironie sur le visage de mon vendeur  s’était transformée en morgue, tout aussi désagréable.

– Vous vous faites un film, reprit le chef.

Avant que je réponde, le vendeur desserra un poil les dents pour lâcher, sans me regarder :

– Vous n’avez pas de preuves.

Ce à quoi je rétorquai :

– J’en ai, et vous venez de m’en donner une supplémentaire.

La fin de l’opération se déroula dans un silence de plomb. Il faut dire que je montai à l’étage et les laissai terminer. Quand ils eurent fini, le chef m’appela. Je le trouvai seul, les deux autres s’affairaient à l’arrière du camion.

– Voilà, on a fait ce qu’on pouvait. Vous devriez appeler EDF.

– Ok.

– Et pour ce que vous avez dit tout à l’heure, excusez-nous, on est un peu à cran en ce moment. Y’a beaucoup de travail et l’ambiance est pas terrible en interne. Ça peut expliquer des choses…

Je le regardai. Il avait l’air sincère, légèrement abattu.

– Je comprends, dis-je, sans préciser davantage.

Je n’eus pas l’occasion de rappeler les pompiers au cours des mois qui suivirent, et ne pus vérifier si ma menace avait porté. Vu les réactions, je considérai que oui.

À la fin de cette année riche en mises au point – la déloyauté devenait la règle et il fallait se battre pour tout désormais –, je m’étais aguerri. J’étais prêt à refuser d’acheter les calendriers, sans me justifier devant ces mal habitués. Mais je n’eus pas à le faire : ils ne sonnèrent plus jamais à la maison.

2 commentaires

  1. J’ai bien ri. Je n’oserai jamais. Mais vous n’avez pas tort : ces ventes forcées, c’est abusif et ça ne sert à rien. J’ai donné pour cette abnée, mais je réfléchirai l’an prochain!

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