Quand une abeille pollinise

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Mélanie était découragée. Son patron avait vendu sa petite boîte à une plus grosse, qui était à la fois un fournisseur et un concurrent. Api-Périgord faisait désormais partie d’un réseau de quinze succursales réparties dans les deux-tiers sud de la France, spécialisées dans la vente de miel, de produits à base de miel, et de matériel pour les apiculteurs. Le problème est que Mélanie et son amie Gaëlle se retrouvaient à deux pour gérer les ventes sur place, les ventes en ligne, les expéditions, les stocks, la manutention… Car, comble de malheur, le magasinier avait rendu son tablier en même temps que le patron, et les nouveaux propriétaires ne se pressaient pas pour le remplacer :

– On va voir. On finit de réorganiser le groupe et de stabiliser les acquisitions avant de lancer d’éventuels recrutements.

Ces abrutis ne risquaient pas de stabiliser leur magasin de Périgueux s’ils ne comblaient pas d’urgence une vacance sur un poste indispensable. Mais la seule réponse qu’ils avaient formulée à une nouvelle alerte des Périgourdines était la suivante :

– Il faudrait que l’une d’entre vous passe le Caces.

Le Caces, certificat d’aptitude à la conduite en sécurité, était nécessaire pour manœuvrer des engins de manutention. Autrement dit, les nouveaux propriétaires souhaitaient que Mélanie ou Gaëlle, 45 et 48 ans, conduisent elles-mêmes les chariots élévateurs, chargent et déchargent les palettes remplies de pots, de matériels et de produits. Les deux hommes d’Api-Périgord étaient partis, les deux femmes se retrouvaient seules, et elles devaient effectuer à 2 le taf jusque-là effectué à 4. Un nouveau responsable de site devait être nommé, mais lui aussi se faisait attendre.

Mélanie avait trouvé ce travail après des années de chômage et d’interim en alternance. Elle avait galéré dans sa vie professionnelle :

– parce qu’elle n’avait pas été assez soutenue par ses parents au début de ses études supérieures, qu’elle avait laissées tomber sans le moindre diplôme ;

– parce qu’elle n’avait pas eu la chance de trouver un emploi durable dans une entreprise  solide ;

– parce qu’elle manquait de confiance en elle ;

– parce qu’elle s’accommodait mal de la réalité, cherchant toujours un Graal dont elle ne voulait pas croire qu’il n’existait pas.

Résultat : elle était pauvre et gâchait ses talents, alors qu’elle aurait pu avoir la vie facile et donner le meilleur d’elle-même. 

Cependant, l’adversité avait aussi multiplié ses talents. Elle savait encaisser les coups, elle savait rire d’elle-même, elle savait s’adapter, elle savait séduire, elle savait donner, elle était d’une rare gentillesse avec ceux qui avaient la chance de croiser son chemin, autant de qualités dont la plupart de ses employeurs avaient abusé jusqu’à ce qu’elle les quitte tant ils étaient mauvais ou parce qu’ils n’avaient pas les moyens de la garder.

  Dotés de ces forces et de ces faiblesses, elle s’était jetée dans Api-Périgord avec l’énergie et la positivité dont elle était capable, alors que c’était à l’évidence un poste plus adapté à un homme, en raison des innombrables caisses qu’il fallait trimballer. Le patron avait eu de mauvaises expériences avec des employés, il se montrait méfiant dès qu’il devait embaucher. Mais il avait été séduit par le charme et la volonté qui se dégageaient du corps et du visage de ce joli bout de femme. Il ne l’avouait pas facilement, ni à elle ni à d’autres, mais il n’avait jamais regretté cette recrue qui plusieurs fois lui avait « sauvé la vie ». « Qu’est-ce que j’aurais fait sans elle », reconnaissait-il en son for intérieur. 

Elle lui parlait pourtant avec franchise :

– Enfin, Alexandre, vous ne pouvez pas faire ça ?!

– Vous voulez perdre vos meilleurs clients ? Dites-le tout de suite !

– Excusez-moi, mais c’est n’importe quoi !

Il hésitait entre éclater de rire et lui coller une baffe. Il trouvait un compromis en l’invitant à fumer une cigarette sur la petite pelouse derrière le hangar. Et là, ils parlaient de tout sauf du travail. Ils avaient un goût commun pour les médecines ésotériques, le développement personnel, les relations hommes femmes, les amours contrariés. Ils apprirent ainsi à se respecter et à s’apprécier.

Et Mélanie avait tout porté, tout supporté, tout remporté, pour maîtriser les ficelles d’un monde complexe, les abeilles, d’une discipline exigeante, l’apiculture, et d’un produit aux milles vertus, le miel. Elle s’entendait bien avec Gaëlle, secrétaire commerciale, bien avec les trois magasiniers qui se succédèrent en deux ans – « Alexandre, vous êtes trop dur, il faut récompenser de temps en temps ! » –, bien avec les fournisseurs qu’elle ne lâchait pas tant qu’elle n’obtenait pas ce dont elle avait besoin, bien avec les clients auprès de qui son sourire et son naturel faisaient merveille. Elle se réjouissait de travailler dans un domaine noble, naturel, écologique. Seul point négatif : le salaire, trop faible, à peine 100 € de plus que le SMIC, ce qui faisait qu’elle avait toujours autant de mal à joindre les deux bouts, d’autant que sa fille était maintenant étudiante. Heureusement, la jeune Maïa logeait encore à la maison. Mais après la licence, elle partirait à Bordeaux, et alors là…

Et puis Alexandre avait vendu :

– Mais pourquoi, enfin ?

– J’en ai marre. Vous savez pas ce que c’est, Mélanie, les emmerdements d’un petit chef d’entreprise. 

– Non, je sais pas. Mais je sais que votre affaire marche pas mal et qu’elle pourrait marcher mieux encore.

– Eh bien elle marchera mieux sans moi. J’ai envie d’autre chose. J’ai une opportunité de vendre, il ne faut pas que je la loupe.

– C’est dommage.

L’acheteur était le groupe Lafond, une maison qui possédait déjà 8 établissements et qui venaient d’en racheter 7. Api-Périgord travaillait déjà avec la maison Lafond, basée dans l’Ain, qui proposait davantage de références, surtout pour le matériel professionnel ; la cession avait été finalisée rapidement. 

La veille du départ d’Alexandre, le magasinier Philippe annonça qu’il démissionnait dès le lendemain, sans préavis.

– C’est le coup de grâce… soupira Mélanie en s’asseyant par terre.

– Rassurez-vous, essaya Alexandre, ils ne peuvent pas se passer d’un magasinier. 

– Oui, mais demain, et après-demain, et la semaine prochaine, on fait comment ?!

– Vous vous débrouillerez. Vous êtes fortes, Gaëlle et vous.

– Mais on va se retrouver toutes seules !!!

Elles se retrouvèrent seules en effet, et ce furent des journées de folie, à se démultiplier entre les apiculteurs – souvent des gens assez âgés, pas pressés… –, les clients – souvent des clientes, qui prenaient leur temps elles aussi –, les commandes à satisfaire, les stocks à renouveler, les colis à déballer et entreposer… Un jour, Mélanie fit même venir son frère, une autre fois Gaëlle mobilisa son père, pour leur donner un coup de main. 

– C’est le radeau de la méduse… Ils vous ont abandonnées en pleine mer.

Au bout d’un mois infernal pourtant, le directeur commercial du groupe Lafond – on ne disait plus maison – annonça sa venue pour faire le point. Enfin, se dirent les deux femmes, on va pouvoir être entendues. D’une BMW dernier cri, sortirent un costume clinquant et une cravate grotesque, un gabarit de joueur de rugby, une tête rasée déjà rougie par des repas copieux et arrosés. Le type était à peine entré qu’il se mit à critiquer tout ce qu’il voyait :

– Ça va pas, votre présentation, là… Et qu’est-ce que c’est que cette manière de stocker la marchandise ?… Montrez-moi les livres. Quoi, vous n’êtes pas à jour ?… Et la balance de trésorerie, elle est où ?… Vous appelez ça un fichier clients ?…

Cela dura cinquante minutes.

Gaëlle se mit à pleurer, mais Mélanie réagit autrement, à sa propre surprise :

– Écoutez, Monsieur. Vous pouvez penser ce que vous voulez, mais vous n’avez pas le droit de nous manquer de respect, d’être méchant et malpoli. Et là, vous venez de nous manquer de respect, d’être méchant et malpoli. Vous vous prenez pour qui avec vos grands airs ? Qu’est-ce que vous y connaissez à notre boutique, hein ? Vous ne tiendriez pas trois jours à notre rythme. Alors si vous n’avez que des remarques désagréables et injustifiées à formuler, vous prenez votre grosse BM tape-à-l’œil et vous vous en allez. On n’a pas besoin de vous ici. 

Le type en resta ébahi. Il sembla chercher ses mots, hésiter entre la colère et le calme, mais, ne trouvant ni le fond ni la forme, ferma son ordinateur, puis sa mallette et s’en alla sans dire un mot, ainsi que l’avait suggéré Mélanie.

Les deux amies incrédules regardèrent la BM manœuvrer pour rejoindre la route et disparaître dans une accélération exagérée. Alors Mélanie lâcha :

– Je me sens mieux. C’est un des avantages de vieillir, dit-elle. On ose être soi-même, on va à l’essentiel.

– Pour aller à l’essentiel…

Elles éclatèrent de rire et ce soulagement complice leur fit du bien.  

– Qu’est-ce que tu crois qu’il va faire ? demanda Gaëlle.

– S’il veut me licencier, il me licenciera. S’ils nous traitent comme ça, on ne va pas tenir, de toute façon.

– Tu me laisses pas toute seule, hein ?

– Écoute, pour l’instant je suis là, et on a du boulot.

Elles s’y remirent, même si elles avaient fermé une demi-journée, tout ça pour recevoir le gros con qui était venu tout critiquer. 

Mélanie s’attendit à un coup de fil, un mail, une lettre recommandée. Mais rien ne vint, ni du directeur commercial recadré, ni de la DRH, ni de la direction générale.

Ce qui vint, quatre semaines après l’incident, c’est une invitation à la première réunion du groupe Lafond riche de ses nouvelles entités, à Bourg-en-Bresse, siège du groupe. C’était un lundi, jour de fermeture. Gaëlle et Mélanie y allèrent toutes les deux, en partant la veille. Elle passèrent une chouette soirée à Lyon, qu’elles ne connaissaient ni l’une ni l’autre.

Le lendemain matin à 9 heures, elles découvraient les locaux de leur maison-mère. On les accueillit à peu près correctement, même le directeur commercial vint leur dire bonjour, sans faire allusion à son passage à Périgueux. Elles furent heureuses de voir à quoi ressemblaient les tenanciers des boutiques semblables à la leur et échangèrent avec quelques-uns. Mélanie s’étonna de la joie qu’elle éprouvait à se retrouver là et à rencontrer ses alter-ego. Elle se sentait moins seule.

La matinée commença par un mot du big boss en personne, autrement dit Gabriel Lafond, petit-fils du fondateur, bien mis et bien fait de sa personne, mais qui conservait, parut-il à Mélanie, un côté adolescent mal dégrossi. Plusieurs fois, Mélanie surprit son air absent. Peut-être n’était-il pas facile d’être un héritier. « C’est bien d’être pauvre », se dit Mélanie à elle-même avec l’humour qui était une de ses forces.

Le staff Lafond était sur l’estrade, tandis que les représentants des succursales, une quarantaine de personnes, se trouvaient assis sur des chaises en contrebas. Rien que cette disposition n’était pas du meilleur effet. Gaëlle et Mélanie identifièrent la DRH qui ne répondait jamais, le directeur général roi du « ça va venir », le directeur commercial qu’on ne présentait plus, la directrice de la communication, le responsable du service achats, et encore trois ou quatre personnes dont elles ne retinrent pas la fonction.

Plusieurs exposés avec support vidéo se succédèrent, chacun prolongé par un temps d’échange. À 11 h 45, avant le repas, on les entraina dans une visite des locaux, notamment des ateliers de fabrication de matériel et de conditionnement des produits.

Le repas qui suivit fut assez gai, même si la direction ne se mélangea guère avec les représentants des succursales, à l’aise et détendus pour la plupart : les propos du matin les avaient un peu rassurés sur l’avenir du groupe. On sentait cependant amertume et inquiétude chez celles et ceux dont la situation financière était fragile. Bizarrement, le patron n’était pas au déjeuner. 

En revanche, il était là à 14 h 30 quand on donna la parole aux représentant.e.s des succursales. Une femme de La Rochelle et un homme de Pau demandèrent des précisions sur du matériel pour l’une, sur les nouvelles gammes 2022 pour l’autre. Ensuite, Mélanie leva le doigt. On lui apporta le micro, ce qui la déstabilisa un moment. Mais une fois qu’elle eut réglé la distance entre ses lèvres et la mousse protectrice, elle se lança :

– Puisque vous nous demandez si nous avons des choses à dire, je vais vous les dire, en vous remerciant de me donner la parole. Je dirai d’abord que, malgré le bon accueil que vous nous réservez aujourd’hui,  le groupe Lafond ne respecte pas ses collaborateurs. 

Ceux qui ne suivaient pas tournèrent ou relevèrent la tête pour voir qui avait osé ça et qui allait se faire virer le soir-même. La jolie brunette continua à développer sa pensée :

– À Périgueux, nous ne sommes que toutes les deux depuis plus de deux mois. Deux femmes, alors qu’avant on était quatre, dont deux hommes. On nous promet un directeur et un magasinier, mais ni l’un ni l’autre n’arrivent. Nous avons bien dû passer 10 coups de téléphone, à la direction commerciale et aux ressources humaines, mais on nous mène en bateau. Gaëlle a rédigé, nous les avons comptés avant de venir, 12 mails pour alerter sur le problème : 6 sont restés sans réponse, 4 nous ont dit en gros « ça va venir », 2 nous ont dit que le problème se règlerait dans le cadre de la réorganisation en cours. Nous les avons là, nous pouvons les montrer si nécessaire. Et quand Monsieur Panelon, le directeur commercial, est venu nous voir, il n’a fait que critiquer notre travail et nous n’avons pas été écoutées. 

Il y eut des frémissements dans la salle et sur l’estrade.

– Je pourrai préciser certaines choses sur cette visite, lança le directeur commercial d’un ton que Mélanie ne parvint pas à déchiffrer. 

Elle le regarda, hésita, et reprit :

– Nous sommes deux femmes qui croulons sous la charge de travail et personne n’a levé le petit doigt pour nous malgré nos SOS. Est-ce qu’il y a d’autres magasins du groupe Lafond avec deux femmes seules ? Qui d’autre travaille comme ça ?

Les regards s’échangèrent et circulèrent, mais aucun doigt ne se leva.

– Est-ce qu’on se fiche de notre figure ? reprit Mélanie. Est-ce qu’on veut notre mort ? Faut le dire tout de suite. Nous, on veut bien tout donner pour faire tourner la boutique, et on donne plus que tout en ce moment, mais on ne veut pas mourir.

Ça gigotait sur l’estrade et nombre de regards inquiets se tournaient vers le jeune patron. Il demeurait impassible, ce qui ne présageait rien de bon. Il devait bouillir.

– J’ai pas fini, continua Mélanie, ce qui fit rire une partie de l’auditoire, un rire court car on redoutait pour elle les représailles qui ne manqueraient pas d’advenir. La deuxième chose que je veux dire, parce qu’il n’y a pas que notre cas personnel qui compte, c’est que les produits Lafond ont une mauvaise image chez nos clients. Je peux vous garantir qu’en termes de durabilité, de service après-vente, de rapport qualité-prix, Lafond n’est pas le mieux placé. Je ne dis pas ça pour me venger de notre situation à Périgueux ou quoi que ce soit. Maintenant je travaille pour la maison Lafond et j’ai intérêt à vendre du Lafond, et croyez-moi je fais le maximum. Mais à mon avis, il y a des choses qui ne vont pas et les clients le remarquent.

On entendit voler une mouche. La salle était tétanisée. 

Les corps étaient figés, mais les cerveaux étaient activés. Car les mots de Mélanie avaient non seulement frappé mais libéré les esprits. Plusieurs doigts se levèrent dans la salle, ce qui dans un premier temps soulagea la direction, supputant que les propos qui allaient suivre seraient plus positifs et qu’elle pourrait proposer une réponse globale. Hélas, la plupart des interventions qui s’enchaînèrent allèrent dans le même sens :

– Je suis d’accord avec Mélanie, même si j’ai la chance d’être dans une situation bien plus confortable… lança la Rochelaise.

– La non-réponse aux mails, c’est le comble de l’irrespect, renchérit le Palois.

– Je partage ce que dit ma collègue de Périgueux, dit la patronne du magasin de Valence. C’est vrai que l’image des produits Lafond doit être améliorée…

Cela dura pendant plus d’une heure, tout y passa.

Il était 15 h 45. La rencontre devait s’achever à 16 heures pour que chacun puisse rentrer à une heure raisonnable, mais la direction n’avait toujours pas réagi aux attaques, hormis sur deux ou trois points de détail. Il y eut quelques conciliabules en tribune, après quoi le jeune patron du groupe, qu’on n’avait presque pas entendu depuis son mot bref de bienvenu, s’approcha du pupitre.

– Mesdames, Messieurs… je suis atterré. Par ce que j’ai entendu. J’ai honte. Honte pour notre groupe. Honte pour mon père et mon grand-père, qui ont dû se retourner dans leur tombe… J’ai écouté ce que vous avez dit les unes et les autres, et je vous remercie de votre franchise. Je tombe des nues, je vous l’avoue. Ce qui est impardonnable : vous dénoncez des dysfonctionnements dont j’aurais dû être au courant. C’est de ma faute : je n’ai pas été assez attentif, pas assez présent. J’ai trop délégué.  J’assume la responsabilité des problèmes que vous avez soulignés.

Les directeurs et directrices de départements n’en revenaient pas des propos de leur patron, qui d’habitude leur laissait faire ce qu’ils voulaient ou presque. La donne avait changé ? Tout ça parce qu’une petite conne de Périgueux avait osé la ramener ? Merde alors !

Le jeune patron s’approcha d’un tableau blanc et écrivit son mail au tableau. Puis il revint au pupitre :

– Ce que vous venez de dire, résumez-le par écrit s’il vous plait. Mais avec précision quand même, des faits, des dates. Je les traiterai tous, avec les responsables concernés. Et c’est moi qui vous répondrai. Dès aujourd’hui, j’affirme publiquement que tous ceux qui au siège ne répondront pas à vos questions et qui vous manqueront de respect n’auront plus leur place dans l’entreprise. 

Ce disant, il tourna la terre derrière lui et balaya l’estrade. On entendit de nouveau la mouche.

– Nous allons clore cette journée. Je vous donne rendez-vous dans un an ici même pour voir si les choses se sont améliorées, ce à quoi je m’engage. Nous avons un produit formidable, le miel, avec une clientèle importante, aussi bien pour la production que pour la consommation. Nous sommes maintenant un groupe avec un point central et 15 entités décentralisées. C’est une grande force, que nous n’avons pas le droit de gâcher. Je compte sur chacun et chacune d’entre vous pour continuer le beau travail que vous menez dans vos magasins. J’irai d’ailleurs vous voir tous avant la fin de l’année. Excusez-moi de ne pas y être allé avant. Les choses vont changer.

Des applaudissements crépitèrent dans la salle, et l’estrade se crut obligée de faire de même. 

– Bon retour à tous, dit le jeune patron, sans être tout à fait à l’aise. On sentait bien que la  communication n’était pas son point fort. 

On se leva, mais il revint au micro et lança :

– J’aimerais que les deux femmes de Périgueux me rejoignent dans mon bureau s’il vous plait, ça ne sera pas long.

S’échappant des félicitations qu’on lui adressait, Mélanie monta au premier étage accompagnée de Gaëlle. 

– Tu crois qu’il veut te féliciter ou t’engueuler ? demanda cette dernière.

– Tout est possible, répondit Mélanie.

Perchées sur les talons fins qu’elles avaient mis pour l’occasion, elles traversèrent les couloirs, se renseignèrent, et arrivèrent devant une porte capitonnée, qui s’ouvrit comme par enchantement.

– Entrez, leur dit la directrice des ressources humaines. 

Dans une large pièce moquettée, debout derrière un bureau ovale en bois verni recouvert d’une plaque en verre, se tenaient Gabriel Lafond, le directeur général et le directeur commercial. Les trois hommes se dégagèrent du bureau et le jeune patron s’approcha d’elles.

– Nous avons un responsable de magasin à vous proposer. 

– Non ?! s’exclama Mélanie, regrettant aussitôt son naturel, sans doute déplacé dans le bureau du big boss.

– Si, répondit-il. Et le responsable, enfin la responsable, c’est vous, dit-il en plongeant ses yeux dans ceux de Mélanie.

Celle-ci avait beau être vive et spontanée, il lui fallut quelques secondes pour assimiler ce qu’elle avait entendu. Mais avait-elle bien entendu ?

– Vous voulez dire que…

Elle ne pouvait pas le formuler, c’était impossible, elle avait mal compris.

– … Que nous serions heureux que vous acceptiez la direction de la structure de Périgueux, sachant que vous pouvez recruter un magasinier dès maintenant. Vous allez essayer à trois. À vous d’améliorer ce que vous pouvez, de nous faire des suggestions, nous vous fournirons l’assistance dont vous aurez besoin.

Mélanie sentit les larmes monter à ses yeux. De ça aussi, elle s’en voulut. Elle était trop sensible. Pleurnicher dans le bureau alors qu’on la nommait cheffe, ça la fichait mal.

– Je… excusez-moi, je peux m’asseoir ?

Sa question fit rire et détendit l’atmosphère. Elle s’assit. Le patron en profita pour terminer.

– Dernière chose pour l’instant : votre salaire sera doublé. X 2.

Les larmes coulèrent pour de bon, qui allaient ruiner son maquillage toujours impeccable. Le DG lui tendit un mouchoir en papier.

– Merci… 

Il y eut un instant de flottement, mais, constatant que les autres étaient toujours debout, elle se leva. Et retrouva une certaine assurance en disant :

– Pour le salaire, s’il vous plait répartissez l’augmentation en deux : 50 % pour moi, 50 % pour Gaëlle ici présente. On est un binôme, on marche ensemble.

Ce sont les yeux de Gaëlle qui cette fois s’embuèrent ; elle s’assit à son tour, sur le siège où était Mélanie, et l’on rit de bon cœur à ce mimétisme.

Alors le jeune patron eut cette phrase en regardant la promue :

– Cette décision vous honore. Elle montre que vous avez l’étoffe pour le poste et que je ne me suis pas trompé. Vous allez faire du bon travail.

Voilà comment Mélanie accéda à un poste digne de ses talents, comment elle offrit un énorme cadeau à sa collègue Gaëlle donc à toute sa famille, comment elle révéla un jeune patron et le conduisit à jouer enfin son rôle, comment elle amena des directeurs à retrouver leur humanité, comment elle donna un dynamisme non seulement à son magasin mais à un groupe économique dans son ensemble.  

Il suffit parfois d’une voix juste et courageuse. De quelques mots prononcés au bon moment, quand ils s’appuient sur un comportement exemplaire et un travail acharné. C’est ainsi que, aussi discrètes, laborieuses et solidaires que des abeilles, quelques belles personnes améliorent le monde.

3 commentaires

  1. Encore une nouvelle remarquable de Monsieur Roubert. D’aucuns pourraient ne connaître que son esprit libéral et entreprenant. Or on trouve ici, et c’est encore une bonne surprise, une acuité impressionnante à dépeindre les relations humaines et sociales dans le travail. Certes la fin de l’histoire est un happy end un peu trop heureux pour être cru entièrement – conclure une nouvelle ne doit être chose si facile – mais quel brio dans la narration et la description d’une situation ! Un mot – « connard » par exemple – peut faire mouche, avec sa dose d’humour, au détour d’un paragraphe chirurgical et sociologique.

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