Fabrice et Valérie au fil du temps

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– Valérie aimerait te revoir.

C’est son vieux copain Laurent qui lui avait dit ça, un jour que Fabrice était retourné au pays, c’est-à-dire dans la ville où il avait été au lycée, que certains élèves de sa classe n’avaient jamais quittée. Fabrice habitait loin et n’avait plus d’attaches qui le reliaient à ce lieu : ses parents étaient morts et sa sœur habitait à une centaine de kilomètres de là. C’est en allant la voir que, parfois, il s’arrêtait dans la ville où il avait grandi pour revoir les deux amis qu’il y avait conservés. 

– Valérie ? Tu l’as vue ?

– À Décathlon, figure-toi.

– Elle travaille toujours à la Société Générale ?

– Toujours. Toujours mariée, avec le même, et toujours deux enfants. Mais pas encore grand-mère.

C’est ainsi que, 6 mois plus tard, il se retrouva un mardi à midi assis sur un plot de la place où donnait le siège régional de la banque où travaillait Valérie. Celle-ci était une ex-petite amie, son premier grand amour de jeunesse, qui n’avait duré que six mois, mais qui l’avait marqué pour la vie. Ils s’étaient perdus de vue après le bac, puisqu’il était parti étudier dans une autre ville et que de nouvelles filles avaient pris le pas sur les précédentes. 

Ils s’étaient revus 20 ans plus tard. Ils avaient alors 36 ans. Elle était venue à sa rencontre alors qu’il avait été invité à donner une conférence à la Chambre de commerce locale, au sujet d’un nouveau service aux particuliers que son entreprise avait créé. Ce fut son petit moment de gloire. Elle s’était présentée au bas de l’estrade à l’issue de son speech. Il l’avait reconnue aussitôt, alors qu’elle-même avoua que si elle n’était pas venue exprès, elle aurait eu du mal à l’identifier. Il ne lui en avait pas voulu : il commençait à perdre ses cheveux et il avait pris 12 kilos. Elle en revanche était toujours très jolie et il n’avait pas été loin de retomber amoureux.

Ils avaient pris un café ensemble le lendemain matin. La conversation avait été agréable, mais ils avaient vite épuisé les sujets possibles en de telles circonstances. Ils auraient pu être intarissables et passer un moment délicieux si Valérie avait ressenti pour lui ce qu’il ressentait pour elle. Mais cela n’avait pas été le cas. Tout dans son attitude montrait que malgré, ou à cause de, la sympathie nostalgique qu’elle lui manifestait, elle était détachée de leur ancien amour et ne ressentait pas de nouveau désir. Cela avait été d’autant plus douloureux pour Fabrice qu’il avait eu en face de lui une femme faite et habillée pour éveiller la concupiscence.

Vingt ans de plus avaient passé. Ils avaient aujourd’hui 56 ans. Quelle femme allait-il trouver devant lui ? N’était-ce pas dangereux de tenter cette rencontre ? Elle avait peut-être évoqué son souhait de le revoir par réflexe, sans y penser, pour trouver quelque chose à dire à Laurent. Fabrice anticipait bien sûr le passage du temps, c’est-à-dire les coups portés par les emmerdements, le vieillissement, l’embourgeoisement. Il ne voulait pas avoir l’air surpris lorsqu’il la verrait. Pourtant, il avait préféré ne pas appeler avant. D’abord parce qu’il aurait été mal à l’aise au téléphone. Ensuite pour ne pas lui et se mettre la pression. Enfin pour lui laisser la possibilité de se défiler : si elle n’avait pas envie de le voir, elle pourrait prétexter un déjeuner avec une amie ou une pause réduite au minimum.

Assis sur son cube de béton, il vit les premiers employés sortir de la banque. La façade du bel immeuble en pierre de taille était cachée quelques secondes toutes les deux minutes par le tram qui circulait à intervalles réguliers. Dans ce centre-ville, les commerces étaient aussi nombreux que les bureaux. Il trouva que la ville de son enfance ne s’en sortait pas si mal ; il semblait y faire bon vivre. Valérie avait passé toute sa vie sur place et ne s’en portait sans doute pas plus mal.

Plusieurs fois, il crut la reconnaître et se prépara à se lever. Mais il réalisa alors qu’il s’agissait de femmes de 35-40 ans, alors que Valérie était quinquagénaire depuis six ans. Son anticipation n’était donc pas parfaite. Il tâcha de se concentrer sur les quinquagénaires femmes, plutôt belles, plutôt classe.

Il était 12 h 22 quand il entendit une voix féminine crier « Valérie ! », dans le périmètre sur lequel il avait focalisé son ouïe en plus de sa vue. Il pouvait entendre au moins 50 voix à ce moment, pourtant il distingua celle-ci. Il repéra l’émettrice de l’interpellation, suivit son regard. Il vit alors une femme qui s’était retournée à demi, sans s’arrêter de marcher, qui lança :

– J’arrive ! J’en ai pour deux minutes.

La femme semblait se diriger de l’autre côté de la place et elle allait passer près de lui. Il sentait les battements de son cœur s’accélérer. Il décrocha un grand sourire tout en regardant la personne qui s’avançait. Alors il ravala son sourire car ce n’était pas  sa Valérie, pas celle qu’il connaissait. La femme avait les cheveux frisés, châtains et grisonnants par endroits. Elle était vêtue d’une veste et d’un pantalon qui semblaient assez chics, mais qu’elle avait dû avoir du mal à enfiler. Il scruta tout de même le visage pour ne pas commettre d’impair. Les joues tombaient et les commissures des lèvres étaient marquées. Les poches sous les yeux laissaient penser que celle qui les possédait « ne suçait pas que de la glace ».

Il allait marquer par une expiration son soulagement – soulagement que ce ne soit pas elle –, quand il l’aperçut. Il n’y pensait pas, il ne pensait pas s’en rappeler, pourtant le grain était là et c’est ce grain qui lui fit comprendre que si, c’était elle, la Valérie qu’il cherchait. Un grain de beauté à un endroit étonnant, sur la narine gauche, là où les jeunes filles implantent un petit diamant. Le grain sur le nez l’avait emmené aux yeux et alors il les avait reconnus eux aussi. Aucun doute, c’était son regard, même s’il était d’une telle tristesse qu’il était méconnaissable. Cette femme sans charme, qui faisait plus vieille que son âge, était – mon Dieu… – celle qui avait été la magnifique Valérie.

Il ne se déroula pas plus de 5 secondes entre ces différentes découvertes et sensations. Valérie passa à moins d’un mètre de lui. Elle ne vit ni le déclenchement ni l’extinction du sourire de celui qui était venu l’attendre et traversa la place sans se douter de rien.

Il resta là sur son plot, figé, tétanisé. Il était en état de choc. Ce qu’il avait vu était inconcevable. Que s’était-il passé entre les 36 et les 56 ans de Valérie qui avait entraîné un tel saccage ? Cela dépassait l’entendement. À la sidération, succédèrent les émotions. Par nature, celles-ci étaient incontrôlables. Elles envahirent le cerveau, le cœur et le corps de Fabrice, qui fut vite incapables de les contenir. Des larmes coulèrent. Il se leva, mais, tremblant de tous ses membres, se rassit et se prit la tête dans ses mains pour cacher son état lamentable.

Pourquoi pleurait-il ? Qu’est-ce qui déclenchait ses larmes ? Pleurait-il sur la cruauté du temps vis-à-vis des femmes ? Sur la douleur que ressentait Valérie chaque fois qu’elle pensait à ce qu’elle avait été et à ce qu’elle n’était plus ? Sans doute pleurait-il aussi sur lui-même, car si Valérie avait tant changé, il avait certainement subi lui aussi des altérations dramatiques. Même 20 ans plus tôt, lors de sa conférence, elle avait dit l’avoir à peine reconnu. Alors à présent… D’ailleurs elle était passée à quelques centimètres de lui, alors qu’il la regardait, et elle ne l’avait pas remarqué.

Il pensa à son ami Laurent qui ne l’avait pas prévenu de la décrépitude physique de leur ancienne reine du bal, et il se souvint alors d’un trait de caractère de Laurent, consistant à ne jamais dire du mal de quelqu’un, ni même à faire quoi que ce soit qui pût nuire à autrui. Au fond de lui, Laurent avait-il reçu le même choc en apercevant leur vieille amie à Décathlon ?

Fabrice n’avait pas le talent de Laurent. Et il pleura sur son impuissance, sur l’absurdité de l’existence, qui vous fait vieillir et mourir juste au moment où vous commencez à comprendre à peu près comment fonctionnent les choses. S’il y avait un dieu créateur, c’était un vicieux de première catégorie, un sadique se plaisant à torturer ses sujets plus ou moins longtemps avant de les supprimer.

Les gens passaient autour de lui, dans tous les sens, seuls, à deux, à trois, certains avec un sandwich à la main, d’autres les yeux ou les oreilles rivées sur leur téléphone, quelques-uns se pressant, d’autres flânant. Qui étaient-ils ? Il se sentit hors du coup, étranger. Il était un inconnu dans la ville de son enfance, et un inconnu partout ailleurs. Il lui restait sa sœur et ses enfants, mais qu’était-ce que la famille sinon des obligés que l’on avait créés, ou qui vous avaient créés, pour se donner une raison de vivre ? Non, il n’était rien. Il avait déjà parcouru deux bons tiers du chemin, le petit tiers qui l’attendait était de loin le plus difficile, il allait disparaître et personne ne s’en apercevrait. Il avait déjà disparu. Il avait disparu avant de mourir. 

Son désespoir était profond, et se révélait maintenant, parce qu’il avait vu son ancienne amie abîmée par le temps, désespérée elle aussi par les ravages que la vie lui avait infligés.

Il regarda une dernière fois la façade de la Société Générale, les yeux aussi brouillés que le cerveau. Il allait se lever, s’en aller pour toujours, quand il entendit une voix qui s’adressait à lui :

– Monsieur, attention. Vous avez fait tomber votre portefeuille.

Il leva la tête avant de baisser le bras. C’était Valérie. Elle lui avait parlé sans le reconnaître. Elle s’en retournait au bureau, peut-être rejoindre la collègue qui l’avait interpellée plus tôt. Son pas était lent. Elle tenait dans les mains une salade sous vide et un gobelet de café.

8 commentaires

  1. Voilà qui ne va pas me remonter le moral. Ça commence de manière assez banale. Puis ça appuie là où ça peut faire mal. Cette nouvelle douce amère a quand même son charme grâce à son créateur. Comme le dit ce dernier, la litérature invente et nous parle en même temps de nous.

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    1. Cher Jean-Claude. Tu as raison, certains faits de vie sont douloureux et, même transformés en littérature, peuvent toucher le moral. Quant au suicide que tu évoquais à la suite d’autres textes, on sait depuis Camus qu’il est la seule question philosophique. Il n’empêche : la littérature, me semble-t-il, nous aide à comprendre et à supporter la réalité. Sans mentir, ce qui est un merveilleux paradoxe (on apprend plus avec un bon roman qu’avec un an de journal télévisé). Merci de tes contributions, qui nourrissent aussi bien l’écrivain que les autres lecteurs.

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    1. Jeanne, vous avez raison. On peut vieillir bien, ce que j’essaie de montrer dans d’autres histoires. On pourrait même dire que toute personne qui ne veut pas mourir cherche à vieillir et à bien vieillir. Souvent, on y arrive. Mais il y a des jours, comme lors de cette rencontre entre Fabrice et Valérie, où c’est plus difficile.

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  2. Christophe, Joëlle, Amandine, merci de vos commentaires qui montrent que vous avez été touchés comme moi par le temps qui passe sur Fabrice et Valérie, en apportant chacun une nuance, un regard, un complément bienvenus. Vous enrichissez cette histoire. Je n’ai pas voulu de happy end, parce que tout ne finit pas toujours bien, parce que ce n’est peut-être pas si triste, et parce qu’il n’y a rien à faire contre l’âge, si ce n’est s’adapter sans cesse et trouver les ressources pour continuer à vivre le mieux possible, pour soi et pour les autres, tant que notre cœur bat encore.

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  3. Dur, dur… Preuve qu’il faut voir les gens qu’on aime, prendre de leurs nouvelles et partager des petits moments de bonheur. Mais je reconnais que c’est un vrai « travail » !
    L’amitié, comme l’amour, se mérite, mais quelle joie d’être aimé (e).
    Merci pour vos textes.
    Joëlle

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  4. Un très bon moment sur les affres du temps qui passe.. et les dommages collatéraux qu’il entraîne
    Fin de l’insouciance, place à la réalité.. la vieillesse est un naufrage.. pire que le Titanic car il faut faire face.. jusqu’au bout..

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