Instruction civique (polar) – Chap. 1,2,3 sur 30

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Le polar de l’été, du 15 juillet au 22 août, 3 chapitres chaque vendredi et 3 chapitres chaque samedi, 30 chapitres au total.

Il s’agit d’un livre que j’ai publié sous le nom de Pier Bert, d’abord en trois tomes, ensuite en un seul volume, sous le titre Instruction civique en mars 2010. 

2300 exemplaires vendus.

« Un polar exemplaire, passionnant de bout en bout », Le petit futé.

PIER BERT 

Instruction civique 

Au marché de Brive-la-Gaillarde 

Au nom de saint Antoine 

Aux âmes les citoyens 

Polar 

ÉCRITURES 

© Écritures
ISBN n ° 978-2-35918-004-6 

Dépôt légal : mars 2010 

Vendredi 15 juillet 2022 : chapitres 1-2-3 sur 30

Première partie
Au marché de Brive-la-Gaillarde 

I – Sous la halle Georges Brassens 

C’est là et à ce moment que tout a commencé. Le samedi 31 janvier 2009 à 10 h 55 au marché de Brive-la-Gaillarde. 

Le marché de Brive-la-Gaillarde est une institution, une des bases de la ville avec la Foire du livre et le club de rugby C.A.B. Il perpétue les traditions agricole et commerciale de la cité. Il exprime la force du terroir, il symbolise un art de vivre. 

– Té, mettez-moi la cagette, là…
– Sont belles, hein, ces reines-claudes ?
En se rendant au marché, chacun se prend à rêver d’un monde simplifié dans lequel on se contenterait de l’échange des produits de la terre. Le marché se tient sur la place du 14 juillet, dite de La Guierle, et s’abrite sous une halle à lui dédiée, baptisée Georges Brassens, du nom du poète qui l’a chanté, avec une partie fermée et une partie ouverte. Les cloisons amovibles entre les deux permettent de former un espace de plusieurs milliers de mètres carrés, recouvert d’une immense toiture d’ardoises en ailes d’avion. 

Ce samedi, malgré le froid de l’hiver, une foule assez considérable se pressait entre les étals, répartis par familles : les primeurs, les produits du canard et de l’oie, la boucherie et la charcuterie, le pain, les fromages, le miel et les confitures, le vin et les liqueurs, les animaux vivants… Des mains se tendaient pour toucher les plus belles pièces ou pour serrer les doigts qui s’offraient, et l’on s’apostrophait d’un ton goguenard. C’était à celui, ou à celle, qui crierait le plus fort. 

– Oh, Baptiste ! 

– Mais c’est le Jeannot ?! Comment ça va, vieux cochon ? 

Une même envie d’être là, d’acheter et de vendre. Les transactions s’effectuaient sans traîner, on ne négociait pas. Les commerçants étaient les rois, parce qu’ils étaient artisans. 

La hauteur du toit, la densité de la foule, le vide entre les deux, les poutres et les boulons énormes, les câbles qui s’enroulaient comme des serpents autour des piliers et des encoignures, tout cela créait une impression étrange, comme si la surface était trop petite mais le volume trop grand, et que cette voile en dur risquait de s’écrouler dans un fracas épouvantable. 

En fait, ce n’est pas le toit qui tomba sur les têtes, mais une tête qui monta jusqu’au toit. 

Celles et ceux qui virent un type en uniforme s’élever sur un bord de la halle Georges Brassens, au-dessus du comptoir des placiers, ne réalisèrent pas le problème à la première seconde. À la deuxième, ils se dirent qu’il s’agissait d’une intervention technique et qu’elle était périlleuse. À la troisième, ils comprirent qu’il n’était pas normal que la corde soit passée autour du cou du type et qu’il agite ses bras de manière incohérente. Ce n’est qu’à la quatrième seconde que les cris retentirent. 

À la septième seconde, les hurlements prirent le dessus sur le brouhaha. Quand tous les regards se furent dirigés vers le haut, l’homme avait atteint le toit. 

Il ne bougeait plus, les bras le long du corps, la tête sur l’épaule, la pointe des pieds vers le sol, douze mètres plus bas. Malgré la chemise, la cravate, la veste et le pantalon assortis, ce fonctionnaire assermenté manquait de dignité. 

Après les hurlements, vinrent les mouvements. Les transactions furent laissées en suspens et nombre d’étals se renversèrent. On vit voler des salades et des billets de banque, rouler des pommes et des tomates. Les commerçants restaient la main tendue, contemplant à la fois leur production à terre, le type au-dessus d’eux et la ruée vers la sortie. Car on se bousculait vers la sortie, qui ne put absorber sans dommage un afflux si soudain, d’autant qu’elle était aussi l’entrée. Du moins l’entrée principale. Car on pouvait entrer et sortir du marché par le fond, la partie ouverte, côté jardins et quai Tourny, et avec beaucoup plus de facilité que sur la place de La Guierle. Mais une foule ne raisonne pas, surtout lorsqu’elle est prise de panique. 

Des vieux tombèrent, qu’on eut du mal à relever. Des enfants s’accrochaient aux jambes de leurs parents, quand ce n’était pas l’inverse. On se cognait et on se marchait sur les pieds, on écrasait des foies gras et l’on glissait sur des lapins dénudés. Et l’on criait. Comme jamais on n’avait crié. 

Ceux qui ne bougeaient ni ne criaient restaient les yeux levés vers le toit, à l’aplomb du comptoir des placiers. Le pendu, car c’était un pendu, aucun doute n’était possible, attirait si fort les regards que l’on ne pouvait s’en détacher. Quel contraste entre son silence immobile et le vacarme en dessous ! Il était comme un christ, ou un larron, anéanti tandis qu’on s’affolait à ses pieds. Il chassait les clients du temple, plus que les marchands retenus par leurs biens. Mais il était mort et il ne ressusciterait pas. Il était mort, oui mort, en plein marché de Brive-la-Gaillarde, hissé par une corde en haut d’une poutre. 

À l’extérieur de la halle, les cris étaient surtout des pleurs, des vomissements, des paroles, comme si, une fois sorti, on pouvait donner libre cours à son émotion : « Aahhh ! » « Oohhh… » « Quelle horreur ! » « Seigneur… » « Mais quelle horreur ! » « C’est affreux ! » « Miladiou… » « Putain ! ». Les mots étaient moins exceptionnels que la peur. 

Alertés par la police municipale, très présente le samedi matin sur La Guierle, les pompiers quittèrent leur belle caserne de l’Île du Roi toutes sirènes hurlantes. Ce sont pas moins de cinq camions qui vinrent se garer devant l’entrée du marché. Puis deux véhicules de la police nationale déboulèrent en trombe, et encore une ambulance du S.M.U.R., gyrophares et avertisseurs allumés. Des uniformes et des casques jaillirent pour s’engouffrer sous la halle ; quelques-uns se postèrent devant l’entrée, les autres firent évacuer la foule. 

Ce déploiement bleu, blanc, noir et argent, calma les esprits. Pourtant, quelque chose ne collait pas. Pourquoi toutes ces forces de sécurité ? Ce mort en annonçait-il d’autres ? Des bombes allaient-elles exploser ? Il n’y a rien, pourtant, de plus paisible qu’un pendu. Le problème était que ce pendu pendait au-dessus du marché et que la pendaison avait eu lieu en direct. D’habitude, une pendaison est un acte isolé. Tandis que là…

À l’hôtel de ville, on s’agaçait dans le bureau du chef. Roland Rigal, député-maire de Brive-la-Gaillarde, ne lâchait pas le sous-préfet au téléphone, qu’il n’était pas loin d’accuser de meurtre : 

– Enfin merde, Jacques, tu vas pas me dire que Tébut s’est pris les pieds dans un câble et qu’il s’est assommé contre le plafond, non ?! 

– Je te répète, Roland, que nous n’avons pour l’instant, deux heures après les faits, aucun élément qui nous permette de dire ce qui s’est passé. Tu as été comme moi sur les lieux, le commissaire et ses hommes y sont toujours et ils font leur travail. Deux types de la criminelle de Limoges vont arriver d’un moment à l’autre et on va ouvrir une information judiciaire. Mais, pour l’heure, on a un placier que quelques personnes ont vu happé vers le haut par une corde, et cette corde, sans empreintes, passée sur une poutre, accrochée à une tige de fer entre deux piliers. 

La rigueur préfectorale contint l’élu du peuple. 

– Cette corde, comment elle a été placée là ? Et pourquoi le type qui a tiré sur cette corde n’a pas été vu ? 

– C’est ce que nous devons déterminer, Roland. Tu as vu comme moi un homme pendu au toit de la halle… 

– Tu parles d’une vision…

– C’était assez horrible, il faut reconnaître. Heureusement que nous avons pu boucler les lieux avant que la presse arrive. 

– Oui, mais des milliers de Brivistes ont vu ça, Jacques ! Des milliers de gens qui venaient faire leurs courses ! Tu te rends compte du traumatisme ? 

– Je sais bien, mon vieux…
– C’est incroyable…
– Attendons, Roland, attendons. Le commissaire va venir te voir. Commence à rassembler les éléments que tu as sur le pauvre gars. Tu étais son patron et il est mort dans l’exercice de ses fonctions. Tu vas être interrogé. 

Cette dernière remarque ajouta à l’angoisse du député-maire. Cette fois, c’est lui qui se sentait coupable. Il coupa la communication. 

– Alors ? interrogea Cathy Purville, première adjointe. 

Tout le monde s’était tu pendant la conversation du maire et du sous-préfet, bien que le premier fût le seul à entendre les paroles du second. Politicien, l’élu garda pour lui les informations dont il disposait et se contenta d’un laconique : 

– C’est la merde. 

Personne ne s’avisa de la remuer en ce moment délicat. Il y avait là trois adjoints, quatre conseillers municipaux, le directeur de cabinet, le directeur général des services, le responsable du service des foires et marchés, le chef de la police municipale, le président de l’association des commerçants. D’autres personnes avaient défilé depuis le drame – cadres municipaux, militants politiques, amis, épouse… – mais, à 13 heures, le boss avait demandé à ce que ne restent que les personnes dont la charge ou le mandat avait un lien avec le marché. 

Sous la halle Georges Brassens, le commissaire Jean-Jacques Chautard était perplexe. Certes, où qu’il fût, à part peut-être quand il était en randonnée à cheval avec ses filles, il avait toujours l’air de se demander pourquoi il était là. Ce samedi pourtant, il passait son pouce dans sa barbe plus souvent qu’à l’accoutumée. Il n’était pas mécontent. Enfin quelque chose d’original à se mettre sous la dent. Les accidents de la route, les vols, les violences conjugales et les bagarres, c’était déprimant… 

Il parcourait la halle en silence, laissant ses hommes agir sous la houlette de l’inspecteur Plante, qui adorait faire le chef : 

– La corde ! beuglait l’inspecteur. Vous avez vérifié la corde ? 

– Quoi, la corde ? demanda un brigadier.
– Mais Bon Dieu…
Chautard laissait faire. S’il fallait changer les hommes, hein… Au niveau visuel, maintenant que le pendu avait été descendu, allongé, examiné et emmené, le plus frappant était la profusion de produits frais, par terre et sur les étals, amoncellements désordonnés de viandes, de fromages, de fruits et de légumes, rendus tout à fait incongrus dans l’immense espace déserté. Dans ce silence et ce volume, l’abondance de la bouffe avait quelque chose d’obscène. 

Le commissaire Chautard constata que le sol était aussi jonché de billets et de pièces. Répartir ce pactole au prorata des appartenances antérieures promettait un beau grabuge chez les forains. Le commissaire se rapprocha de Plante et lui dit d’affecter deux gars avec un sac au ramassage des sous. Ils en mettraient dans leur poche, oui sans doute… 

À l’extérieur, les commerçants râlaient pour pouvoir récupérer leurs marchandises, leur matériel et leur argent. Mais Chautard – mine de rien, il savait faire preuve d’autorité – avait demandé qu’on ne laisse entrer personne dans la halle tant que les investigations ne seraient pas terminées. Il savait qu’il lui faudrait rouvrir les accès avant la fin de journée, mais il avait fait dire à Plante qu’aucun horaire, même approximatif, ne devait être annoncé. Peut-être qu’il y avait dans ce non-dit une volonté de vexer des braillards qui n’étaient pas toujours respectueux de la police. Peut-être bien. 

Marchant sous le toit immense, quelque peu écœuré par les légumes et les abats sous ses pieds, le commissaire tâchait de déterminer les faits. D’abord les faits. Les causes et les conséquences viendraient après. Après plusieurs années de carrière, il s’était aperçu que le plus important au début d’une affaire, et le plus difficile, était de pouvoir dire en quelques mots ce qui s’était passé. Ni plus ni moins. Que s’était-il donc passé ce samedi matin sous la halle Georges Brassens de Brive ? Il ouvrit son mini-écran et tapa : 

« Soudain, au beau milieu des échanges traditionnels du samedi matin, à 10 heures 55, un des placiers a été soulevé de terre par une corde passée à son cou. Tiré vers le haut, il n’a pas tardé à mourir étranglé, au vu et au su des personnes horrifiées qui se trouvaient sous la halle. L’homme avait 48 ans, il était marié et père de deux enfants, adultes. Il occupait son poste depuis de nombreuses années et il ne brillait pas par une grande rigueur morale (Chautard avait su ça en interrogeant un de ses hommes affecté à la surveillance du marché). 

La corde est d’un modèle « de montagne », rouge. Elle a été passée au-dessus d’une poutre au bord de la halle et fixée à une grosse vis entre deux piliers, montant en V depuis le sol, derrière lequel celui qui a actionné la corde – l’action d’une autre personne que le pendu est certaine – a pu se cacher en se baissant. On peut dire aussi que pour que la corde descende du toit sans que personne ne réagisse, il a fallu une grande vitesse d’exécution. Et plus encore pour que le nœud entoure le cou du placier puis se serre autour de lui, sans que l’homme attrapé ne s’en débarrasse. Autre constat : c’est derrière le comptoir que le placier a été happé, et il y était seul, ses collègues, au nombre de deux ce jour, étant disséminés dans l’espace commercial ». 

Sollicité par l’inspecteur Plante qui s’énervait, le commissaire Chautard ferma son écran. « Ça ira pour l’instant ». 

À 13 heures 15, les commerçants, frigorifiés et avertis qu’ils ne pouvaient toujours pas récupérer leurs marchandises sous la halle, se répartirent dans les bars et brasseries de l’allée des Tilleuls et de l’avenue de Paris. 

Le début du repas fut vindicatif :
– C’est une honte !
– Un scandale !
– On n’a jamais vu ça !
L’indignation était tournée contre les autorités, pas contre l’auteur du crime. Il fallut force bouteilles de vin pour aboutir à une certaine légèreté, si l’on peut dire : 

– C’était pas la conscience qui l’étouffait le Tébut, mais enfin… 

– Moi je dis qu’il savait arranger les choses.
– À coup d’enveloppes il arrangeait…
– Pas toujours : tu sais combien de temps il a attendu, le Pierrot, du fournil de Terrasson ?
– Oh, ben lui…
– Ce qu’il aimait le Tébut, c’était un carton de vins…
– Il préférait avec un écran plat dedans.
– Vous êtes mauvaises langues…
– Mauvaise langue… C’est le cas de le dire… Il y eut des rires mauvais. 

Au cours de l’après-midi, on ne parla « que de ça ». Même à La Civette, au début du boulevard Kœnig, le pendu vola la vedette aux rugbymen, qui aimaient à commenter en ce lieu leurs performances musculaires, automobiles ou masculines auprès d’oreilles complaisantes et bien ourlées. 

En ces temps de dérision, il ne fallait pas plus de quelques minutes pour que de grasses réparties fusent d’une banquette à une autre. 

– Hé, Dude, t’imagines que tu te fasses décoller de terre en plein match ? 

– Pourquoi pas, si j’ai la balle et qu’on me repose au milieu des poteaux ! 

– Tu serais prêt à mourir pour faire gagner ton équipe ? 

– Il a un cou de taureau ! La corde, il la sentirait même pas ! 

– Non, les mecs, c’est au lit qu’il faut se faire pendre. Parce que juste avant le mort, on a une érection ! 

– C’est pas de la pendaison, c’est de la bandaison ! 

– Ah Ah Ah !
Les filles n’étaient pas les dernières à rire autour des baraqués, qui ne jouaient que le lendemain.

Derrière les plaisanteries et l’humour bœuf, les interrogations qui se faisaient jour étaient les mêmes que celles du commissaire, du maire et du sous-préfet : comment avait-on pu réaliser un coup pareil ? Pourquoi une telle mise en scène ? L’incongruité de la manière reléguait au second plan l’identité du mort et la question correspondante : pourquoi lui ? 

II – L’avenue de Bordeaux

À Brive, la route qui part de la première couronne en direction de l’Ouest est appelée avenue de Bordeaux sur toute sa longueur, alors qu’elle est en fait subdivisée en cinq appellations : Franklin Roosevelt (président américain), Pierre Sémard (cheminot résistant), Abbé Alvitre (prêtre résistant), Jean-Charles Rivet (juriste et député de la Troisième République), Pierre Mendès-France (président du Conseil de la Quatrième). 

Sur la partie Roosevelt, la plus proche du centre-ville, se trouvent quelques hôtels particuliers avec allées de gravier, massifs de buis et cèdres bicentenaires. La situation se dégrade après le carrefour dit « des lycées » (Cabanis, Bossuet, Danton) : l’avenue Pierre Sémard étouffe entre des habitations et des commerces de piètre qualité, à l’exception d’un des premiers pépiniéristes de la ville, dont le site est un miracle d’espace vert au milieu du gris sale. 

On respire avec l’Abbé Alvitre : les densités sont moins fortes, et l’on retrouve de la distance entre trottoirs et maisons. Après le pont d’Estavel, emprunté par le chemin de fer qui passe au-dessus de l’avenue, Jean-Charles Rivet annonce le règne des grandes enseignes : concessionnaires automobiles, magasins de vêtements et de jouets en franchise, opticiens en chaîne… 

De part et d’autre du pont sur l’autoroute, se déploient les zones industrielles et commerciales : Beauregard, La Marquisie, Le Teinchurier, autrement dit Photonis, Renault, Carrefour… Plus loin vers l’Ouest, Pierre Mendès-France, au milieu des Z.A.C. du Mazaud, prolonge l’activité économique avec les hôtels et Décathlon, Cultura, Darty, M. Bricolage, Buffalo Grill… Sans doute pour atténuer la laideur de ces tôles en sortie, ou entrée, de ville, les ronds-points et la chaussée ont été soignés : jets d’eau, terre-pleins fleuris, cyprès, pistes cyclables… 

Sur toute la longueur de l’avenue de Bordeaux, trois kilomètres, on circule dans les deux sens. On passe sans cesse du freinage, en raison des gens qui traversent et des embouteillages, aux accélérations, parce que la chaussée est en ligne droite, et parce que, en France, on se croit fort en faisant ronfler un moteur et en appuyant sur une pédale. Fils et filles de riches qui rentrent dans les maisons de Saint-Pantaléon-de-Larche au volant de modèles démesurés, petits délinquants de Tujac qui multiplient les allers et retours entre le centre-ville et leur cité, Lotois ou Périgourdins qui se permettent n’importe quoi parce qu’ils ne sont pas chez eux, toutes et tous roulent trop vite, sans respecter ni les limitations de vitesse ni les distances de sécurité. 

On ne compte plus les accidents, les morts et les blessés : piétons écrasés, scooters renversés, conducteurs et passagers incarcérés sont légion sur cette portion de la route de l’Ouest. 

Le vendredi 6 février 2009 à 20 heures 25, six jours après le meurtre du placier du marché, c’est un accident différent des autres qui se produisit sur l’avenue Abbé Alvitre, entre le rond-point d’Estavel et le supermarché Attac, dans le sens Bordeaux – Brive. 

Un véhicule Audi A3 traversa la chaussée, monta sur le trottoir et fonça sans avoir ralenti dans la vitrine du Bar du Soleil, qui explosa sous le choc. Les chauffeurs des voitures qui aperçurent cette incroyable sortie de route s’arrêtèrent aussitôt, non sans avoir poussé quelques cris. Dans le bar, une femme hurla. Cinq hommes restèrent muets de frayeur : le compagnon de la femme, assis à ses côtés sur un tabouret devant le comptoir, le patron en face de lui, deux hommes attablé près du mur opposé à la vitrine, et, sur le trottoir, un vendeur d’huîtres qui crut sa dernière heure arrivée ; il tomba à la renverse en voyant la voiture s’encastrer dans le bar à cinquante centimètres de son étal, emportant dans sa chute plusieurs bourriches dont le contenu de glace et de crustacés s’éparpilla sur le sol. 

Ces individus ne furent touchés que par quelques éclats de verre, mais ce qu’ils voyaient avaient de quoi les frapper : une voiture aux trois-quarts entrée dans le bar, la calandre pendante, le radiateur fumant, le pare-brise feuilleté. Un corps à l’intérieur. Et la voix de Michel Sardou, Ne m’appelez plus jamais le France, qui sortait à toutes forces du véhicule stoppé net, ajoutait au traumatisme des occupants du bar. 

– Nom de Dieu ! 

Le patron retrouva son souffle le premier. Il s’avança à pas lents vers la voiture, comme si elle était une bête fauve qui pouvait bondir ou une énorme boîte de laquelle un ressort pouvait jaillir. 

– Oh ?

Il interrogeait. Il aurait aimé un signe, un son autre que radiophonique. Mais rien ne sortait de l’habitacle, hormis la musique assourdissante. « C’est ma dernière volonté ! Ne m’appelez… ». Il contourna le capot en évitant les plus gros éclats de verre et s’approcha de la portière côté conducteur. Il n’eut pas à l’ouvrir pour voir, car il n’y avait plus de vitre. Il découvrit un homme affaissé sur la droite, dont il ne distinguait pas le visage car le corps était sorti de la ceinture et la tête enfoncée dans le siège passager. Le pire était le sang. Partout : sur le pare-brise, sur les fauteuils, sur l’ homme. 

– Nom de Dieu… 

Le barman se redressa. Il aperçut la femme du comptoir sanglotant dans les bras de son homme qui ne valait guère mieux. Malgré la chanson trop forte, il perçut le vacarme derrière lui. Il se tourna et se trouva en prise avec l’avenue. La circulation semblait bloquée dans les deux sens et de nombreuses personnes le regardaient. Il avait du mal à comprendre. Que s’était- il passé ? 

– Il est blessé ? 

Il distingua cette question au milieu de mots qu’il n’entendait pas. Blessé ? Qui ? Le conducteur ? Il ne bougeait pas, en tout cas. 

– Vous, ça va ? Et vos clients ? 

Il essayait d’appréhender la scène : la vitrine et la porte volatilisées, des tables et des chaises projetées, cette voiture, qui paraissait énorme dans le bar, et ce verre, partout. C’était incroyable, tout ce verre. 

Il se retrouva au milieu des pompiers qui l’allongèrent sur une civière. 

– Ça va, dit-il. 

– Ne bougez pas. On vous vérifie. Vous ressentez des douleurs ? 

– Ça va. 

On lui mit un masque, on prit sa tension, on le palpa… La musique fut enfin coupée. Il aperçut les policiers. On s’affairait autour de la voiture. Les portes étaient ouvertes des deux côtés. Il respirait encore de l’oxygène quand il entendit cette phrase : 

– Capitaine !… Je crois qu’il a reçu une balle dans la tête ! 

– Nom de Dieu, disait le maire au sous-préfet, tu es en train de me dire qu’on a dégommé ce mec avec un fusil alors qu’il roulait en bagnole dans l’avenue ? 

– Oui, Roland, je peux te le dire. La mort a été provoquée par une balle de gros calibre qui a traversé le pare-brise de la voiture avant d’atteindre en pleine tête le type qui conduisait. 

Les deux hommes étaient arrivés sur les lieux à peu près en même temps, vingt minutes après le drame. La police avait rétabli la circulation et délimité un périmètre de sécurité autour du Bar du Soleil. Le patron et les clients ne souffraient que de contusions et du choc émotionnel. Par chance, aucun passant n’avait été blessé. Seul le vendeur d’huîtres était touché : ses vilaines coupures nécessitaient des soins à l’hôpital. 

Les pompiers avaient dû patienter pour sortir le conducteur. Ils avaient constaté la mort, découvert sa cause et, sans doute, les raisons de l’accident. Une balle avait traversé le pare-brise – le patron du bar n’avait pas remarqué le trou au milieu du feuilletage – et atteint le conducteur en plein front. La police voulait essayer de savoir d’où avait pu partir le coup. L’inspecteur Plante demanda à ce qu’on laisse la victime en place pendant quelques minutes, le temps d’examiner la plaie, de repositionner le corps et de faire prendre des mesures, sans attendre les spécialistes de Limoges, qui étaient repartis mais qui allaient revenir. 

– Tu le connaissais, ce Daniel Porion ? reprit le sous-préfet. 

– Non, lâcha le député-maire. Le nom de famille me dit rien. 

– D’après sa carte d’identité, il avait 36 ans. Il n’a pas d’alliance. Des documents laissent penser qu’il était représentant, ou livreur, en pharmaceutiques. On a retrouvé son adresse grâce à la plaque : il habite à Larche. On a alerté la gendarmerie là-bas pour qu’ils voient s’il a de la famille. 

– J’y crois pas à ce truc… Y’a des témoins ? Du coup de feu ? Ou de l’accident ? 

– On interroge, on prend des noms. 

– Bon Dieu c’est pas possible ! L’autre jour le marché, et maintenant ça ! Non mais tu crois ça, toi ? 

– Je crois ce que je vois, Roland. Les faits sont là. 

Le maire sortit, énervé. Il fut vite entouré de son chef de cabinet, d’un adjoint, d’un conseiller, du directeur général des services municipaux. Il y avait également des badauds qui, plus téméraires que les autres, ou parce qu’ils pensaient connaître le premier magistrat de la commune, osaient s’approcher. Ces gens cherchaient d’une certaine manière à le réconforter. Car, quand un problème surgissait dans la ville, on avait toujours tendance à l’associer au maire : soit il était le coupable, soit il était la victime. En l’occurrence, personne ne songeait à lui reprocher ce drame. Au contraire, on voulait compatir.  

– Quelqu’un a-t-il vu quelque chose ? demanda Roland Rigal. 

Jacky Filinger, conseiller municipal et ami, répondit le premier : 

– Il paraît que le couple qui est là-bas, avec les deux policiers, remontait l’avenue quand ça s’est produit. 

– Il faut interroger les habitants du coin, dit André Prot, adjoint aux transports et à la circulation. 

– Ils ne peuvent pas tout faire en même temps. 

Le maire et une petite bande traversèrent l’avenue, sans difficulté, car les voitures, peu nombreuses parce qu’il était 21 heures, ralentissaient à la vue des gyrophares et des uniformes. Le groupe se dirigea vers le parking du garage Hyundaï, devant lequel se trouvaient deux policiers et quatre journalistes, du journal La Montagne et de la chaîne France 3. 

– Tiens, ils ont réagi plus vite que pour le marché, lâcha le chef de cabinet. 

– Ah, Christian ! s’agaça le maire qui voulait passer ses nerfs. 

Mais qui s’arrêta devant les journalistes quand ils l’ interpellèrent. 

– Vous connaissiez la victime ? Monsieur le Maire. 

– Non.

– Est-ce que vous avez des informations sur ce qui aurait pu provoquer ce crime ? 

– Aucune.

– Deux meurtres spectaculaires en moins d’une semaine, c’est du jamais vu ? Que se passe-t-il à Brive ? 

Les poings du maire se serrèrent, sa mâchoire se crispa, et ses proches se demandèrent s’il n’allait pas saisir le gratte-papier à la gorge. 

– Qu’est-ce que tu insinues ?

– Rien, je vous pose une question.

– Il y a question et question. Toujours à faire l’insolent, hein ? À souffler sur les braises ? À vouloir… 

– Mais pas du tout !

– Ta gueule. Écoute-moi : si jamais tu fais des rapprochements macabres et des déductions hasardeuses, je te garantis que tu te retrouveras lundi muté sur le plateau de Millevaches ! 

– Et la liberté de la presse ? Je ne comprends pas pourquoi… 

– Si, tu comprends. Respecte au moins les morts et leur famille, imbécile ! 

Et le maire s’éloigna vers le kiosque à pizza et le porche de l’église d’Estavel. Christian Spocik, le directeur de cabinet, resta quelques instants avec les journalistes pour excuser son patron qui était, il fallait le comprendre, très affecté par ce nouveau drame. 

L’inspecteur Plante interrogeait le pizzaiolo qui jurait qu’il n’avait rien vu rien entendu rien remarqué avant l’explosion de la devanture du Bar du Soleil. 

– J’étais penché sur le plan de travail à côté du four et j’écoutais la radio. 

Le maire revint vers le garage Hyundaï avec sa cour. Il avisa un agent. 

– Se positionner ici et dégommer un conducteur en pleine tête trente mètres en diagonale, ça vous paraît difficile ? 

– Pas plus que de tuer un lièvre en pleine course. 

Cette réponse fit tourner les têtes car elle fut prononcée par une voix extérieure au petit groupe. Une silhouette sortit de l’ombre. Elle semblait venir de la rue Proudhon, perpendiculaire à l’avenue, en face du bar. Il fallut qu’une silhouette s’approche et qu’elle fasse peur pour qu’on la reconnût. 

– Tiens, Commissaire ! Vous êtes là ? 

– Il faut bien, Monsieur le Maire. Je ne sers pas à grand-chose, mais si je n’étais pas venu vous m’en auriez voulu. 

– Exact. Merci, Commissaire. Est-ce que vous avez des éléments ? 

– Je vais peut-être vous étonner, mais je dirai qu’on l’a échappé belle. 

– Je sais pas ce qu’il vous faut ! Vous en avez peut- être vu d’autres, Commissaire, mais que voulez-vous, moi je ne peux pas trouver normal qu’on se fasse assassiner en plein Brive ! 

Le commissaire Chautard baissa la tête et dessina sur le sol un cercle avec sa chaussure, comme un enfant intimidé. C’était sa manière de laisser passer le grain. 

– Ce que je voulais dire, Monsieur le Maire, c’est que si le bar n’avait pas été surélevé de vingt centimètres par rapport au trottoir et de quarante par rapport à la route, la voiture aurait été jusqu’au comptoir et aurait percuté les trois personnes qui se trouvaient de part et d’autre. 

– C’est une manière de voir les choses.

– Pas seulement. Ça nous donne aussi une indication. 

Maire, conseillers et collaborateurs, ainsi que les policiers qui s’étaient approchés, attendirent la suite. On savait qu’il ne fallait pas brusquer le commissaire si on ne voulait pas qu’il se referme. 

– Ça veut dire que la cible du tireur pouvait être aussi bien le conducteur de la voiture que le Bar du Soleil. 

– Il aurait visé le patron du bar et une voiture serait passée à ce moment-là ? 

C’est le conseiller municipal Jacky Filinger qui avait posé la question. 

– Pas exactement, répondit le commissaire. Le tireur aurait pu vouloir transformer la voiture en bélier en abattant le conducteur en amont du bar. 

– C’est un peu tordu, non ? lâcha le maire. 

– Un peu. Mais nous ne sommes pas à l’abri des tordus. 

– Est-ce qu’il ne faut pas chercher si ce Daniel Porion avait des ennemis ? 

– Bien sûr, c’est par là que nous commencerons notre enquête. Mais il ne faut pas négliger d’autres pistes. 

– Vous pensez pouvoir retrouver une douille ? Ou de la poudre ? Ou des traces ? 

– On va chercher. Mais si le criminel est un bon, nous ne retrouverons rien. 

À ce moment, l’inspecteur Plante et le sous-préfet Poisse rejoignirent le groupe maire-commissaire sur le trottoir. L’inspecteur souhaitait montrer son zèle : 

– Nous avons pris les premières dépositions, Commissaire : trois voisins, quatre passants, éloignés, deux automobilistes, le type du kiosque à pizzas en face, et bien sûr les clients du bar. Aucun n’a entendu de coup de feu. Ceux qui ont vu la voiture ont simplement dit qu’elle roulait vite, très vite ont même dit certains. Et le voisin du bar, quand il est sorti et qu’il a vu l’Audi, a même fait cette remarque – un agent fit passer un carnet à Plante, qui lut : « Oh, c’est lui ? Ça devait arriver ! Ce type est fou. Il passe à peu près tous les soirs dans l’avenue. Je pense qu’il roule à plus de 100 ! En pleine ville ! Je me disais qu’il allait finir par tuer quelqu’un ». 

– Et bien c’est lui qui est mort, dit le maire.

– Intéressant, ponctua le commissaire.

Personne ne releva. On mit la remarque sur le compte de la bizarrerie de l’homme, qui n’avait jamais les mots attendus. 

On regagna le bar. Le corps du dénommé Daniel Porion fut emmené à la morgue de l’hôpital. L’idéal aurait été d’attendre les scientifiques de Limoges, mais on ne pouvait pas laisser la scène en l’état. La voiture fut chargée sur la dépanneuse de la carrosserie Rebourg et emportée à la fourrière où elle serait examinée sous tous les angles. Une fois le verre balayé, les tables et les chaises rangées, des cartons et des planches de fortune furent installés à la place des vitres. On proposa au barman une protection pour la nuit, mais il assura que ça irait : il habitait au-dessus et il n’était pas seul. 

On se sépara après avoir échangé conseils et consignes pour le lendemain. Avant de partir cependant, le commissaire s’attabla et ouvrit son micro-ordinateur. 

– Vous me feriez un café ? demanda-t-il au barman. 

Celui-ci s’étonna de la demande en la circonstance, mais se dit qu’après tout le mieux pour assimiler cette soirée était de poursuivre son métier. Le commissaire ajouta : 

– Vous, prenez un Calvados.

– Mais je ne bois plus une goutte d’alcool !

– Buvez un verre ce soir. C’est une soirée exceptionnelle, non ?

– Oui. Enfin, j’espère.

Le commissaire tapa sur son clavier le récit de la soirée. 

III – Le boom de l’immobilier 

Ce jeudi 12 février à 14 heures, Franck Bélot avait un rendez-vous dont il attendait beaucoup. Beaucoup, c’était 84 000 euros. 1 200 000 multiplié par 7 %. De quoi faire tourner son agence pendant six mois, son salaire de 8000 euros compris et une petite prime en bonus. Un couple venait d’Angleterre pour visiter une propriété repérée sur le site de l’agence immobilière Prop-Sud-Ouest. Il avait l’air très motivé. Plusieurs mails avaient été échangés. Le mari avait posé des questions pertinentes et demandé des photos complémentaires. Il n’avait pas caché qu’il étudiait d’autres affaires, jusqu’à ce qu’il annonce à Franck que son épouse et lui-même pensaient que la propriété de Prop-Sud-Ouest était celle qui leur paraissait le plus correspondre à ce qu’ils recherchaient ; ils venaient la visiter. 

Franck Bélot savait distinguer un client intéressé d’un simple curieux. Depuis le temps qu’il exerçait, il avait appris à repousser les parasites qui voulaient visiter des maisons qu’ils n’avaient aucun moyen ou aucune intention d’acheter. Il ne montrait jamais un bien sans avoir vérifié la sincérité du demandeur. Il posait des questions, scrutait les réponses, les regards, et imposait un délai pour tester la motivation. Ça permettait d’évacuer les rêveurs et les désœuvrés, qui pouvaient être la plaie du métier si l’on n’y prenait garde. 

Franck avait proposé à Mr and Mse Jackson d’aller les chercher à la gare ou à l’aéroport de leur choix, mais Mr Jackson avait répondu qu’ils viendraient en voiture. Il avait alors proposé de les retrouver à 14 heures devant l’église de Turenne, village où se trouvait la gentilhommière convoitée. « Ce sont des gens organisés, se dit Franck, excellente chose ! » Et il se frottait les mains en pensant aux 84 000 euros qui allaient tomber dans sa poche. 

En se rendant à Turenne, à 15 kilomètres de Brive, au volant de son 4X4 BMW, Franck savourait sa situation. Il faut dire qu’il avait à midi bu un whisky et deux bières avec son pote Germain, et qu’il avait rendez-vous le soir avec une Sabrina qui promettait. Avec en plus cette visite qui devait rapporter gros, il était dans des dispositions favorables pour apprécier son parcours. 

À 39 ans, il se trouvait présentable. Le plus dur avait été de se dégager de l’emprise de son père, qui l’avait aidé au départ, mais qui l’empêchait de se faire un prénom. Il n’avait quitté l’agence familiale que quatre ans plus tôt, quand il avait compris que, à moins d’un arrêt cardiaque, son vieux ne décrocherait pas de sitôt. Franck avait monté sa propre affaire. Cela n’avait pas été sans brouilles et problèmes, mais il pouvait désormais se targuer d’être un patron. Sans perdre sa liberté, il avait cependant accroché son agence à un réseau national, ce qui le distinguait davantage encore de son paternel, indécrottable indépendant. 

Franck Bélot prenait certes quelques libertés avec les normes édictées par la Fédération Nationale des Agents Immobiliers, la puissante F.N.A.I.M. Il vendait souvent des locaux en camouflant leur état, majorait certaines commissions à coups de frais de dossiers, gérait les biens dont on lui confiait l’administration avec légèreté. Mais enfin, qui ne contournait pas quelques règles pour s’en sortir ? Et s’il gagnait de l’argent, c’est qu’il le méritait, non ? Il en avait besoin, en plus : la pension alimentaire de son fils lui coûtait un max et sa garce d’ex-femme semblait bien décidée à le faire cracher jusqu’à la fin de ses jours. 

À Turenne, il quitta la route du Lot pour prendre à gauche la rue étroite qui menait au cœur du village. Tout semblait fermé, maisons et commerces. « Sont malades, ces Anglais ! Faut être fou pour claquer 12 plaques dans ce trou alors qu’ils y connaissent personne et qu’il n’y a pas un chat ! ». Restaurant La Vicomté à gauche, La Maison des Chanoines à droite. Il connaissait ces endroits. Il avait eu l’occasion d’y emmener des poules en été. Il avança jusqu’à l’église, devant laquelle il se gara. Le domaine de Puyrenard, qui était le bien à vendre, était indiqué par un panneau et se situait cinq cents mètres plus bas. 

Franck chercha une Jaguar ou une Mercedes immatriculée en Angleterre, mais il n’en vit pas. Il sortit et alluma une cigarette. C’est alors que la porte d’une Renault Laguna s’ouvrit et qu’un homme s’en extirpa, qui s’avança vers lui. Plus Anglais, on ne pouvait pas : cheveux tirant sur le roux, moustache, costume de velours beige, loden vert bouteille, gants de cuir, casquette à oreillettes burbery. 

– Monsieur Belott ?

– Tout à fait ! Vous êtes Monsieur Jackson ? 

– C’est moi. Enchanté de rencontrer vous.

– Moi de même. Votre épouse n’est pas avec vous ? 

– Non, elle a renoncé voyage au dernier moment. Elle a un travail très… comment vous dites ? Busy ?…

– Ah, occupée !

– Occupée, oui, c’est ça. Elle travaille dans le publicité.

– Je vois. Et… vous roulez en voiture française ?

– Comme j’étais seul, je suis venu train jusque Paris, et je ai loué voiture là.

– Ah, Ok. Eh bien, bienvenue en Corrèze, Monsieur Jackson. On y va ?
– On va. Je suis vous.

Franck Bélot fit monter l’Anglais dans sa voiture et ils prirent la direction de Puyrenard. Il avait envie de rire tant Mister Jackson avait l’air d’une caricature. « Mais tu peux avoir la dégaine que tu veux, mon pote, ça me gêne pas ! C’est ta monnaie qui m’intéresse l’Angliche, tu understand ? » 

– Alors, vous pensez vous installer en France ? 

– Au moins six mois par l’année. Susan va se retirer travail cet été. Elle veut calme et du soleil. Moi, je suis writer… écrivain. Je peux travailler partout. Et j’aime très bien la France. 

– Vous connaissez déjà, je crois. Vous m’avez dit dans un de vos mails que vous y aviez séjourné plusieurs fois ? 

– Oui, surtout Provence. Mais il y a trop de monde là-bas, now. C’est envahi des Anglais ! C’est pour cela que nous avons cherché vers Sud-Ouest. Et puis nous ne voulons pas trop chaud.

– Je crois que vous avez fait le bon choix. Et vous allez voir le domaine. Une merveille ! Regardez, nous arrivons. 

Anglais, ou bon négociateur, monsieur Jackson modéra son enthousiasme, même s’il lâcha quelques « wonderful » à la vue du parc entourant le manoir XVIIIe. Franck Bélot expliqua que les propriétaires actuels vivaient à Paris et qu’ils confiaient l’entretien des extérieurs à un fermier voisin, ce qui expliquait la présence de moutons, que l’on apercevait dans un pré. Ils restèrent quelques instants sur la terrasse, puis l’agent immobilier sortit un imposant jeu de clés et fit jouer les serrures. La porte ne grinça même pas. 

– Pardon, je vous précède.

Ils entrèrent.

– Bienvenue chez vous, Monsieur Jackson !

L’ Anglais sourit :

– Pas encore, M. Belott, pas encore…

– Je pense que le lieu vous plaira. Vous le connaissez déjà d’ailleurs, grâce aux photos. 

– C’est vrai. C’est pour ça j’aimerais commencer par le tour, s’il vous plait. C’est un point important que Susan demandé moi de vérifier. 

– Bien sûr. Allez, montons. On redescendra ensuite. Vous verrez mieux quand j’aurai tout ouvert, mais admirez quand même la taille de ce hall d’entrée ! 

– Yes. Très impressionning. 

Avant de s’engager dans l’escalier, Mister Jackson sortit un palm et un appareil photo extra-plat. « Très bien, se dit Franck, il est intéressé. Mais faut te décider maintenant, hein mon coco ? Tu vas pas me les briser pendant des mois ! » 

La tour avait trois étages, alors que le reste de la bâtisse n’en avait que deux. Franck Bélot ouvrit les volets de la fenêtre de la pièce la plus haute du domaine : 

– Venez voir, Monsieur Jackson. La vue ici est, comment vous dîtes en France, à couper le souffle. 

En effet, le souffle de Franck Bélot se coupa. Le temps de comprendre qu’il était soulevé par deux poignes qui enserraient ses mollets, il était projeté dans le vide. Il essaya tant bien que mal de se retenir au chambranle avec les mains, mais ses doigts dérisoires ne purent rien contre la force qui le poussait. La loi de la pesanteur acheva le travail et Franck Bélot s’écrasa quelque quinze mètres plus bas sur la terrasse, sans avoir eu le temps de crier. 

Mister Jackson referma volets et fenêtre puis redescendit. Il tira la porte d’entrée et s’approcha du corps de l’agent immobilier. Du sang coulait : peut-être sortait-il de l’oreille plaquée contre la pierre. Mister Jackson s’agenouilla et, sans ôter ses gants, prit le pouls de sa victime, sur les deux poignets : il ne battait plus. Alors il remonta à pied la belle allée de la propriété. Les arbres et les moutons l’apaisèrent. Il grimpa la petite côte jusqu’à la place de l’église où il retrouva sa voiture de location. Il quitta le village. Ce n’est qu’une fois sur l’autoroute en direction de Toulouse, où il avait loué la Laguna, qu’il enleva sa perruque et sa moustache. 

« Nouveau meurtre en Corrèze ». C’était le titre de la dépêche de l’Agence France-Presse, datée du jeudi 12 février 2009 à 19 heures 30 et ainsi rédigée : « Douze jours après la pendaison spectaculaire d’un placier au marché de Brive-la-Gaillarde, six jours après l’assassinat d’un conducteur automobile dans une avenue de la même ville, un meurtre tout aussi terrifiant a été commis dans le village de Turenne, à quinze kilomètres de la sous-préfecture corrézienne. Cette fois, la victime est un agent immobilier de Brive, qui fut poussé du haut de la tour d’un château qu’il faisait visiter à un couple d’Anglais. Du moins le suppose-t-on, car on sait seulement que le malheureux Franck Bélot avait rendez-vous ce jour à quatorze heures avec M. et Mme Jackson, qui demeurent introuvables. 

Ce sont les employés de l’agence de M. Bélot qui ont donné l’alerte en fin d’après-midi, parce qu’ils ne voyaient pas revenir leur patron et qu’ils n’arrivaient pas à le joindre. À 18 heures, les gendarmes de la brigade de Meyssac se sont rendus à Turenne, où ils ont découvert le corps inanimé sur la terrasse. 

Il est impossible de ne pas relier ce nouveau drame aux deux précédents. Même si, en apparence, aucun rapport ne semble pouvoir être établi entre eux, deux caractéristiques autorisent le rapprochement. Leur proximité dans le temps d’une part : trois meurtres en moins de quinze jours dans une ville tranquille, c’est totalement inédit. Leur originalité (si l’on peut s’exprimer ainsi) d’autre part : une pendaison en public, un coup de fusil contre une voiture en pleine rue, une défenestration pendant une visite, voilà trois armes du crime assez exceptionnelles. 

Un tueur fou rôde-t-il à Brive-la-Gaillarde ou ne sont-ce là que de malencontreuses coïncidences ? Les enquêtes en cours devraient le dire. La population est sous le choc ». 

Il est vrai que la chute de Franck Bélot sur la terrasse du domaine de Puyrenard fit l’effet d’une bombe. D’abord, il y avait la manière : si personne n’avait rien vu, l’originalité du crime était telle que chacun visualisait la scène avec son imagination, pour le coup débordante. Ensuite il y avait cette suite incroyable de trois événements en douze jours : une telle intensité provoquait l’accélération des rythmes cardiaques ; des flots de parole se déversaient ici et là pour tenter de la contenir. 

Quelques-uns étaient effrayés : ils se disaient que les crimes allaient continuer et que les victimes pouvaient être n’importe qui, donc eux. C’étaient des gens, âgés pour la plupart mais pas seulement, qui se sentaient d’instinct concernés par le malheur, auquel ils pensaient ne pas pouvoir échapper pour peu qu’il se mît à se manifester. D’autres étaient dominés par une excitation qui ne leur était somme toute pas désagréable : leur raison, ou leur inconscience, leur dictait que ce n’était pas parce qu’un ou des criminels se manifestaient près de chez eux en ce moment qu’ils risquaient quelque chose. Aussi voyaient-ils ces meurtres comme un mystère à résoudre et comme une des surprises supplémentaires que réservait l’insondable nature humaine. 

Les proches des victimes étaient quant à eux abasourdis. Ils ne comprenaient pas qu’on ait pu vouloir tuer celui qu’ils aimaient. Ils penchaient pour un fou dangereux, voire plusieurs, car le lien entre les drames ne paraissait pas aller de soi. 

Les chaînes nationales déboulèrent en Corrèze au lendemain de la mort de Franck Bélot. Cette fois, elles ne se contentaient plus de reprendre les images régionales, elles envoyaient sur place photographes, cameramen et reporters. Il s’en fallut de peu que le journal de 20 heures fût présenté en direct de la halle Georges Brassens ! 

Le député-maire, le procureur de la République, le commissaire, mais aussi des commerçants, des habitants et les proches des victimes qui l’acceptaient furent interrogés, enregistrés, filmés et photographiés. Chacun y alla de son couplet : 

– Nous avons affaire à des désaxés, déclara Roland Rigal, le maire, qui reçut les journalistes dans son bureau. Je demande à chacun la plus grande vigilance et de signaler à la police tout comportement qui paraîtrait suspect. À Brive, nous savons nous serrer les coudes. 

– Sans préjuger des résultats de chacune des enquêtes, j’ai demandé que le lien possible entre les trois crimes soit recherché, affirma le procureur, Lucien Chaffran. C’est d’ailleurs le même magistrat, le juge d’instruction Florent, que j’ai saisi à trois reprises. Simplement, en raison de l’ampleur de la tâche, nous avons demandé à la chambre d’instruction de la Cour d’Appel de Limoges qu’il puisse être assisté d’un confrère. Par commission rogatoire, le juge Florent a diligenté le commissaire principal Chautard pour la conduite des enquêtes, qui est lui aussi secondé par des forces de police régionales, notamment des membres du S.R.P.J. et de la brigade anti-criminalité de Limoges, ainsi que, localement, des brigades de gendarmerie de Meyssac et de Larche, et bien sûr de la capitainerie de Brive. Les moyens sont donc en place, je demande maintenant à ce qu’on laisse travailler magistrats et policiers sans leur compliquer une tâche déjà difficile. 

Jean-Jacques Chautard refusa toute déclaration mais fut mitraillé de flashs et de projecteurs. Chacun découvrit son corps massif et sa tête entourée de cheveux et de barbe. Il avait l’air étonné, un peu ennuyé par les pressions de la presse, mais sans plus, comme s’il ne se préoccupait guère de ce ramdam. Son recul et son sens des priorités le faisaient apparaître au commun des mortels comme en dehors du coup, pas autant mobilisé qu’on aurait pu le souhaiter : 

– Trop cool, le mec !

– Ça a pas l’air de l’affoler plus que ça, dis donc ! 

– Il réalise, ou pas ?

Commerçants et habitants interrogés firent part de leurs sentiments et ressentiments :
– Écoutez, Brive c’est une ville tranquille. Et c’est pas parce qu’il y a des malades qui viennent faire des horreurs que ça va changer ! 

– Qu’est-ce que vous voulez : dès qu’on arrête quelqu’un, on le relâche, maintenant ! Y’a des tas de récidivistes qui traînent dans toute la France ! 

– Moi je dis qu’on va un peu vite. Ces trois morts n’ont peut-être rien à voir ! Est-ce qu’on est bien sûr que ce sont des meurtres, d’abord ? Moi, je me méfie. C’est souvent qu’on nous bourre le mou. 

Les états d’esprit n’étaient pas tous les mêmes, mais les reportages effectués au marché, à Turenne, avenue de Bordeaux, reflétaient une même tendance. Télés, radios, quotidiens et hebdos montraient Brive comme un endroit où il faisait bon vivre et dans lequel le crime était une incongruité. Du coup, les commentateurs s’interrogeaient sur la fin d’un équilibre entre calme et civilisation : « Est-ce la fin des petites villes ? » « La campagne n’est-elle plus épargnée ? » « Comment concilier sécurité et liberté ? »

Les télévisions réussirent à faire parler au moins un proche de chacune des victimes, qui réagirent avec leur peine et leur personnalité. Un fils du placier Jean-Pierre Tébut affirma : « Papa était un honnête homme ». En plein deuil, on n’allait pas le contredire bien sûr, mais cela n’aidait pas à savoir si son père avait des ennemis. La mère de Daniel Porion souligna le stress auquel était soumis son fils : « Son patron lui demandait toujours d’aller plus vite. Il se rongeait les ongles. Il était énervé ». Bizarrement, elle semblait retenir davantage la perte de contrôle du véhicule que la balle dans la tête. Quant au père de Franck Bélot, modèle que le fils avait voulu à la fois fuir et imiter, il eut ces mots : « On est plus ou moins fort dans la vie, plus ou moins adroit. Mais on ne peut rien quand la folie vous tombe dessus. Rien ne peut justifier ce qui est arrivé à Franck. Que ceux qui l’aimaient prient pour lui ». 

Ces paroles marquèrent les esprits ; tous ceux qui avaient entendu les mots et vu les visages se sentirent de connivence avec ces personnes dans la douleur. Les obsèques de Franck Bélot, le lundi 16 février à 11 heures, rassemblèrent une foule considérable, qui ne put entrer tout entière dans la collégiale Saint- Martin de Brive. La place était noire de monde, le centre-ville saturé. C’était comme si cet enterrement cristallisait les peurs apparues depuis la pendaison du Tébut. Chacun voulait être là. Pour montrer quoi ? À qui ? On ne le savait guère. On sentait juste qu’il fallait y être. On en avait besoin. 

On était encore au stade de l’émotion et de la compassion. Le choc n’était pas absorbé. Mais très vite l’opinion demanderait des comptes. Or, si la police recueillait des témoignages et des dépositions plus complets que ceux de la presse, aucune piste n’était en vue pour élucider ces meurtres.

À suivre…

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