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C’est un des contremplois les plus étonnants qu’il m’ait été donné d’observer. Daniel Écofier, 1 m 55, présidait le club de basket de la ville, dont l’équipe phare était composée de filles de 16 à 25 ans qui mesuraient toutes entre 1 m 67 et 1 m 85. Cet homme n’avait pas fait de basket dans sa jeunesse et aucun de ses deux enfants n’avaient pratiqué ce sport. Pourtant, pendant dix ans, il avait passé ses week-ends et une bonne partie de ses soirées dans des gymnases, à s’occuper de grandes perches qui le dominaient de la tête et des épaules.
Comme toujours, l’explication principale était le hasard. Daniel Écofier était chef d’une petite entreprise qui vendait différents produits et outils nécessaires aux artisans du bâtiment et des travaux publics. C’était un entrepreneur né. Il avait déjà monté trois sociétés auparavant ; si l’une avait capoté – ce que ne manquait pas de rappeler ceux qui n’avaient jamais pris le moindre risque –, il avait revendu les deux autres avec un joli bénéfice. La GBTP – G pour générale – se développait gentiment et employait une douzaine de personnes.
Daniel Écofier vit un jour débarquer deux filles splendides dans son bureau, qui lui vendirent un encart publicitaire dans la plaquette annuelle du club. Il n’avait pas besoin de cette publicité qui ne lui rapporterait rien ou pas grand-chose, mais il avait du temps et de la trésorerie ce jour-là, il était curieux de nature et sous le charme des athlètes à queue-de-cheval devant lui.
– Tant qu’à faire, donnez-moi une page entière.
– Waouh ! s’exclama une des filles, peu rompue aux attitudes commerciales.
– Vous préférez la page 2 ou la quatrième de couverture ? interrogea l’autre qui était un peu meilleure.
– Je vous prends les deux.
– Génial !
Il remplit le chèque et le leur tendit.
– Faudra venir nous voir jouer ! dirent les filles avec un grand sourire.
– Bonne idée.
Daniel Écofier vint les voir jouer une fois avec son épouse, une fois avec des amis, une fois seul, encore une fois avec son épouse… Il prit l’habitude des matchs de Nationale 1 le samedi soir tous les 15 jours. Il aimait l’ambiance sur les gradins, le bruit des chaussures des joueuses qui couinaient sur le sol du terrain, l’écho des rebonds du ballon et des encouragements des supporters entre les tôles du gymnase. Son naturel s’exprimait dans ce cadre comme dans les autres : il sympathisa vite avec les habitués des tribunes et au bout de quelques mois saluait tous les dirigeants du club. Bien entendu, il renouvelait ses publicités quand on le sollicitait.
Deux ans après son arrivée, le club réunit ses quelques sponsors pour former un « club entreprises ». Logiquement, c’est Daniel Écofier qui fut porté à sa tête, sans qu’il ait sollicité quoi que ce soit. Dès lors, il ne cessa de suggérer, d’organiser, de mettre en relations. Il organisa des repas, des déplacements, des lotos, un spectacle. Il le faisait parce que ça lui paraissait l’évidence et parce qu’il ne pouvait être sans faire, innover, essayer, développer. Ça lui prenait du temps, certes, mais la Générale du Bâtiment et des Travaux Publics était bien lancée. Et à 50 ans passés, il considérait qu’il pouvait mettre une partie de son énergie dans un objectif non lucratif et s’amuser un peu.
Il fit merveille : en trois ans, le budget sponsoring du club fut multiplié par 4. On n’avait jamais vu ça. Il eut de plus un geste qui lui valut la vénération de toute l’équipe première : il embaucha une recrue dans son entreprise, avec emploi du temps aménagé bien sûr, pour qu’elle puisse quitter son patelin d’origine, à 150 km de là, et venir renforcer l’effectif local.
Au sein des instances administratives du club, un conflit qui n’éclatait pas entre deux dirigeants plombait l’atmosphère. Les deux hommes, qui avaient chacun leurs soutiens et leurs détracteurs, s’opposaient sur des détails, alors que le problème venait d’une querelle d’egos. Lors d’une assemblée générale, dans le gymnase où l’on avait garni le terrain d’une centaine de chaises, les tribunes étant occupées par les joueurs et joueuses des différentes équipes de jeunes, les tensions atteignirent leur paroxysme au moment du renouvellement du C.A. et du bureau. Les candidats furent amenés à exprimer leurs motivations devant l’assemblée. Les prestations des prétendants furent peu glorieuses. On entendit des sifflets jaillir des tribunes. C’est d’un des gradins qu’une voix sans conteste jeune et féminine lança :
– Pourquoi Monsieur Écofier se présenterait pas ? Le président du club entreprises ferait un bon président tout court !
Il y eut trois secondes de stupeur, puis une moitié d’applaudissements et une moitié de rumeurs, grognements et mouvements de chaises. La femme qui à la tribune dirigeait les débats demanda à Monsieur Écofier s’il souhaitait être candidat. Celui-ci se leva et eut la phrase qui finit de mettre la majorité de son côté :
– Je suis surpris. Pourquoi pas ?… Mais j’ai un doute, que je soumets à votre appréciation : est-ce que je ne suis pas trop petit pour présider un club de basket ?
Les rires se mêlèrent aux applaudissements et la suite ne fut qu’une formalité.
Daniel Écofier devint alors un dirigeant efficace, dévoué, infatigable. Il était un de ces hommes qui, loin des clubs professionnels où ne comptent que les résultats et l’argent, se battent et se débattent pour que des centaines de jeunes de 5 à 25 ans puissent s’épanouir dans un sport, apprendre l’adversité comme la solidarité, le sens de l’effort, le respect des règles et de l’adversaire. Il était un de ces indispensables bénévoles sans lesquels la société serait à feu et à sang.
À la fin de sa troisième année de présidence, l’équipe première monta en Ligue féminine 2, soit l’antichambre de l’élite et du professionnalisme. Le président se démena, trouva un deuxième entraîneur, l’équipe tint deux saisons à ce niveau. Mais elle redescendit ensuite, parce que le club ne pouvait pas suivre en termes de recrutement, les sponsors étaient insuffisants, la ville trop petite, d’autant que le foot absorbait la majorité des subventions régionales, départementales et municipales. Daniel Écofier rêvait par moments de monter ses filles tout en haut, même s’il savait au fond que c’était impossible et que sa mission n’était pas celle-là. Oui, c’était bien une mission que menaient les bénévoles de son espèce ; ils avaient pour mission de canaliser la violence, de la transformer en passion partagée, en progression individuelle et collective, en découverte de soi et des autres. C’était fondamental et ces prestidigitateurs méritaient la reconnaissance générale.
C’est alors que survint l’affaire. Elle s’appelait Judith Ermelin. C’était une des figures de l’équipe première. Beau gabarit, belle et grande gueule, un caractère de chien qui l’empêchait d’être capitaine mais qui faisait d’elle une leader. Elle ne s’oubliait pas pour autant : Judith réclamait davantage de temps de jeu, ce qui aurait pu mettre en péril l’équilibre de l’équipe si le coach avait cédé à sa demande. Mais elle savait se faire la porte-parole du groupe, notamment pour les questions financières, dont ne se mêlait pas la capitaine. Les filles n’étaient pas salariées, mais celles qui jouaient en Ligue 2, de même que celles de la réserve et les garçons de Nationale 3, recevaient des primes de matchs, à la fois individuelles et collectives. Judith trouvait ces primes insuffisantes, eu égard ce qui se pratiquait ailleurs.
Le président Écofier n’intervenait jamais dans les choix sportifs. Il faisait confiance aux entraîneurs aussi bien qu’aux dirigeants bénévoles qu’il avait demandé qu’on désignât à tous les niveaux du club. Même quand il recrutait une joueuse potentielle, il s’entourait des coachs et s’en remettait à leur avis, se contentant d’insister sur la prise en compte des valeurs qu’il mettait au-dessus de tout : le sens de l’effort et l’esprit de sacrifice (il tenait à ce mot). Il s’occupait en revanche de tous les problèmes de comportement qui pouvaient émaner des membres du club, et demandait à être informé des difficultés professionnelles, sociales, personnelles qu’ils pouvaient rencontrer. C’est donc chaque fin d’après-midi ou presque qu’on venait le voir pour telle ou telle question d’intégration ou d’organisation.
Pendant quelques semaines, Judith Ermelin abusa de l’écoute du président. Plusieurs fois elle était passée le voir à la fin de l’entraînement du soir, après la douche, alors que tout le monde s’en allait. Là, elle vidait son sac et bien souvent la conversation débordait du cadre du basket. Parfois, Daniel Écofier lui offrait un coup à boire et ils trinquaient. Elle le prenait comme un confident, peut-être comme un père, en tout cas un homme adulte et responsable qui la comprenait et qui comprenait la vie. Il veillait cependant à toujours maintenir une certaine distance, à ne pas tomber dans le piège du « copain » où elle semblait vouloir l’entraîner parfois. Cette fille avait autant de charme que de tempérament, il s’agissait de la manier avec précautions.
Un jour, Judith ne vint plus. Et elle gardait un visage fermé quand ils se croisaient. Daniel Écofier avait assez d’expérience des relations humaines pour remarquer la contrariété de sa joueuse. Elle avait dû estimer qu’on la menait en bateau, réaliser qu’elle ne jouait pas plus et qu’elle n’était pas mieux gratifiée qu’avant. Sans doute était-elle de ces individus qui ne se construisent que par opposition aux autres. Elle avait peut-être en plus des soucis familiaux ou sentimentaux.
Un soir qu’il arrivait comme d’habitude au club à 17 heures, le président remarqua tout de suite les changements d’attitude à son égard : des dirigeants, des parents, des coachs, des joueurs et des joueuses. On le regardait par en dessous et on détournait la tête au bout de deux secondes. Les poignées de mains n’étaient pas franches, les bises semblaient forcées.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il à la secrétaire, avec qui il faisait le point chaque début de soirée. Pourquoi tout le monde me regarde avec un air suspicieux ?
– Je sais pas…
– Annie, ne me prends pas pour un imbécile.
Elle finit par cracher le morceau :
– C’est Judith. Elle t’accuse…
– Mais de quoi ?
– Ben… tu comprends pas ?
– Non, je comprends pas. Et je veux comprendre.
– Elle t’accuse d’avoir voulu la violer.
Boum ! Ça y était. Il ne s’y attendait plus, alors que, au début de sa présidence, il avait pensé à ce risque. Il avait eu conscience que, à l’ère de l’étalage, de la délation et de la victimisation, il n’était pas à l’abri d’une accusation de ce type, lui le quinquagénaire s’occupant d’adolescents et adolescentes. Et puis au fil des mois, il avait instauré une atmosphère si chaleureuse et respectueuse dans le club qu’il avait considéré que certaines craintes n’avaient plus lieu d’être. Le club était une famille et en famille on n’avait pas peur, on ne se craignait pas les uns les autres. Mais voilà : il avait baissé sa garde et il était sanctionné.
Le coup était violent, d’autant plus terrible que tout le monde le connaissait déjà, avant que lui-même en ait perçu la douleur.
– Mais comment est-ce qu’elle a dit ça ?
– Sur Facebook.
– Montre-moi.
Annie se connecta et tourna l’écran vers lui. Sur son mur, Judith avait écrit : « Même avec le président de son club, on ne peut plus être tranquille. Halte au harcèlement et aux abus sexuels ».
– Elle est dingue ! s’exclama-t-il. On ne peut pas enlever ça ?
– Non. De toute façon ça servirait à rien, maintenant. Regarde, il y a des partages, des commentaires, des réactions…
Il ne voulait pas voir ça. Il savait de quoi la nature humaine était capable. Il connaissait le tragique de l’histoire et le mal qui habitait nombre d’individus.
– Je descends. Je vais voir les filles de la première qui sont déjà là.
Il en avisa trois, pas encore en tenue – l’entrainement commençait à 17 h 30 – qui discutaient entre elles. Le coach n’était pas loin. Il les rassembla et s’adressa aux quatre :
– Je ne sais pas pourquoi Judith a écrit ça. Jamais je n’ai eu le moindre geste déplacé envers elle, ni envers aucune autre d’entre vous, vous le savez. Demandez-lui de venir me voir quand elle arrive s’il vous plait. Que l’une d’entre vous vienne avec elle, et toi aussi coach.
– Ok, dit le coach.
Les filles baissaient la tête. Pas une marque de soutien, ni même d’étonnement, de stupéfaction. Non. Déjà, elles doutent, se dit-il. Quelques mots infondés, et la connaissance que l’on a de l’accusé, de son honnêteté, de sa personnalité, ne comptent plus.
Il alla voir la fin de l’entraînement des garçons de moins de 13 ans. Il n’allait pas se cacher, tout de même ! Il trouva là un peu de réconfort, c’est-à-dire qu’on ne s’occupait pas de lui. Il put même discuter avec deux parents, qui ne lui firent pas trop mauvais accueil. Il se dit qu’il ne pouvait espérer plus pour l’instant et finit par remonter dans son bureau. Plus exactement au secrétariat, où il travailla avec la secrétaire, et le trésorier du club, bénévole comme lui, qui venait ce soir-là pour des questions budgétaires.
Le téléphone ne cessait de sonner et Annie était tout le temps dérangée. À la suite d’un appel, elle lui dit :
– C’est le coach. Il dit que Judith ne veut pas venir te voir.
– Nom de Dieu… grinça-t-il entre ses dents.
Il poussa sa chaise, quitta la pièce et dévala les escaliers. Sur le « parquet », l’entraînement de l’équipe première avait commencé. Elles travaillaient en 3 groupes de 4. Il avisa Judith, marcha droit sur elle. Il se sentait bouillir, trembler. Pourtant, il savait qu’il allait se maitriser, il le fallait. Le ballon s’arrêta de circuler dans le groupe de Judith. Il s’arrêta même de circuler partout. Là, il se sentit petit, tout seul avec son mètre 50, devant ces grande filles, ce coach et la dizaine de personnes autour du terrain qui le fixaient. Quand il fut à un mètre de son interlocutrice, il lança, fort pour que tout le monde l’entende :
– Judith, qu’est-ce qui t’a pris ? Tu sais très bien que ce que tu as écrit est complètement faux ! Pourquoi tu as fait ça ?
Ses paroles avaient résonné entre les tôles. Il y eut un silence assourdissant, comme si le monde s’était arrêté. Judith le regarda et dit, avec autant de force que de calme :
– Je sais ce que je dis. C’est votre parole contre la mienne. Et la vôtre n’a pas plus de valeur que la mienne.
Ce coup lui fit plus mal encore que la révélation de l’accusation une heure plus tôt. Il tourna la tête, cherchant du secours autour de lui. Mais tous les visages étaient fermés, hostiles peut-être, sa vision était devenue floue. Il ouvrit les bras paumes en l’air dans un signe d’impuissance et dit, plus doucement cette fois :
– Ok. Ok.
Après coup, il se demanda pourquoi il s’était contenté de ça, des mots approbateurs en plus, qui pouvaient laisser entendre qu’il reconnaissait les propos, donc les faits. Mais il avait le souffle coupé, au sens propre. Aucun mot ne pouvait plus sortir de sa bouche à ce moment, il n’avait plus assez d’énergie pour aspirer puis expirer de l’air.
Il rebroussa chemin, traversant le terrain qui lui parut très grand. Dans son bureau, il dit à la secrétaire et au trésorier :
– Excusez-moi, je vais rentrer à la maison. Je ne sais pas comment réagir à une telle horreur. Et je vois bien que tout le monde est déstabilisé. Je me donne la soirée pour réfléchir.
On ne chercha pas à le retenir. Il n’y avait qu’une explication possible à cette méfiance qu’il suscitait soudain : les accusations de Judith paraissaient plausibles à la plupart des membres du club. Comment était-ce possible ? Il était bon vivant, chaleureux, sensible à la beauté, mais jamais il n’avait eu le moindre comportement déplacé. Ni même un mot grivois. Il détestait les blagues lourdes à connotation sexuelle qu’il fallait parfois supporter dans les repas collectifs. Comment pouvait-on penser qu’il ait été capable d’abuser de son pouvoir et d’une fille de 19 ans ?
La soirée fut interminable. Il dut expliquer à son épouse ce qui lui arrivait et ce ne fut pas drôle, même si elle fit tout ce qui était en son pouvoir pour l’apaiser. Il passa par plusieurs phases : l’abattement, la colère, le doute, la volonté, le fatalisme. Il reçut quelques appels. Seuls deux lui réchauffèrent le cœur, émanant du responsable des benjamines et de son successeur à la tête du club entreprises : l’un et l’autre ne croyaient pas une seconde à ces « affabulations » et l’exhortaient à « laisser passer l’orage et à tenir bon ». « Je me souviendrai de ces deux-là », pensa-t-il.
Il se réveilla plutôt combatif. Son épouse l’assura de son amour et de sa totale confiance. C’est quand il s’arrêta au bar-tabac boire un café que ses résolutions vacillèrent. D’emblée, il sentit les regards se tourner vers lui. Quoi, ici aussi on avait eu vent du post de Judith ? D’un air interrogateur, il salua le patron, qui lui indiqua le journal d’un signe de tête. Il n’eut pas besoin de l’ouvrir. En manchette sur la première page, figurait le titre suivant : « Le président du club de basket soupçonné d’attouchements sur une joueuse ». Il n’eut pas besoin non plus de lire la page 3 où figurait l’article correspondant pour comprendre que c’était fini. Que quoi qu’il fasse désormais, le soupçon existerait, pas seulement au club, mais dans toute la ville, tout le département, toute la région. Le mot suffisait. Le discernement et l’intelligence avaient tellement diminué en vingt ans qu’il n’était plus possible d’espérer une appréciation objective des faits de la part des individus. Selon lui, il restait à peine 20 % de personnes avec un cerveau et un cœur en état de marche. 20 % ce n’était pas suffisant pour faire valoir son droit et la vérité. Les 80 % qui voulaient des coupables, de la violence, des têtes, étaient beaucoup plus forts.
Se justifier n’aiderait pas à établir la vérité, encore moins à rétablir une situation qui ne pourrait plus jamais être ce qu’elle avait été. Au contraire. Il était sali, irrémédiablement. Le silence et le départ étaient la seule solution dans ce cas. Avec le temps peut-être, il serait réhabilité. Ce serait trop tard, on vieillissait très vite après 50 ans, mais il pourrait peut-être récupérer son honneur. Pour l’instant, il n’y avait rien à faire. Quand la haine, la bêtise et la calomnie trouvaient une cible, elles ne la lâchaient pas si vite. Elles avaient gagné, il avait perdu. C’était assez simple. Il le savait, d’ailleurs : la vie lui avait appris qu’on perdait tout en quelques minutes. Dans ce cas, il ne fallait pas s’accrocher. Décrocher au contraire, et recommencer autre chose. Le seul poème qu’il aimait et dont il se souvenait était le Si de Kipling : « Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie et sans un seul mot te mettre à rebâtir… tu seras un homme mon fils ». Oui, il rebâtirait, encore, mais autre chose, ailleurs. Peut-être allait-il vendre son entreprise aussi ; il allait voir comment il serait accueilli par ses employés, ses clients, ses fournisseurs. L’avaient-il déjà catalogué eux aussi ?
Sa lettre de démission du club, adressée au vice-président, remise par porteur en mains propres et contre signature le jour-même, fut ainsi libellée : « Cher Jean-Louis. Tu voudras bien enregistrer ma démission de toutes mes fonctions au sein du club que je présidais depuis 5 ans. Je ne suis pas coupable des actes dont on m’accuse, je n’ai rien à me reprocher, mais le poids d’une telle rumeur est si fort de nos jours qu’elle condamne celui qui en est l’objet. Quand bien même la vérité serait reconnue – et elle le sera un jour, je n’en doute pas –, le mal a gagné, la suspicion effectue son travail de sape, la confiance est perdue et une action efficace n’est plus possible. J’ignore pourquoi Judith a agi de la sorte. J’ai peur qu’elle souffre bientôt autant que moi de sa calomnie. J’ai toujours essayé de l’encourager, de l’écouter, de la valoriser, ni plus ni moins que tous les membres de nos équipes à qui j’ai consacré tant de temps, ce qui restera une joie et une fierté de ma vie. Excuse-moi de vous laisser en plan, mais en de telles circonstances, ma présence à vos côtés vous gênerait plus qu’elle ne vous arrangerait. Assure les administrateurs, les dirigeants, les coachs, les joueurs et les joueuses de toute mon affection. Bien à toi, Daniel ».
Six années après cette triste affaire, son assistante à la GBTP, à la tête de laquelle il était finalement resté, lui signala qu’une jeune femme demandait à le voir.
– Une ancienne joueuse du club de basket.
Tiens, se dit-il, ça faisait longtemps. Il avait gardé quelques contacts, certains lui donnaient des nouvelles, nombre de parents et de dirigeants la saluaient avec chaleur quand ils le croisaient et affirmaient le regretter. Mais il n’avait jamais remis les pieds au gymnase. Il savait que Judith avait changé de club l’année après son départ, ensuite on l’avait perdue de vue, il ne savait pas ce qu’elle était devenue. Peut-être avait-elle arrêté le sport intensif pour se marier et élever des enfants.
– D’accord, fais-la entrer.
Judith ne jouait peut-être plus au basket, mais elle avait toujours belle allure. Et elle se tenait devant lui :
– Bonjour, Président, lui lança-t-elle avec un sourire timide.
Il était si estomaqué qu’il resta un moment assis avant de se lever, accentuant l’écart de taille entre eux deux.
– Bon sang, Judith ! s’exclama-t-il.
Là, aussi incroyable que cela pût paraître, ce n’est pas de la colère qu’il ressentit, mais de la tendresse. Il se leva, contourna le bureau, puis s’arrêta. Il n’osait pas bouger. Et puis que faire ? Il restèrent quelques secondes à se dévisager, puis c’est elle qui s’assit, dans le fauteuil prévu pour les visiteurs. Elle semblait nerveuse, inquiète
– Je veux vous dire… commença-t-elle, non sans trembler. Ce que j’ai fait il y a six ans est horrible… affreux… impardonnable. Je vous ai causé un tort considérable, alors que s’il y a quelqu’un qui a été respectueux avec moi, c’est bien vous. Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’étais déboussolée, sous influence, inconsciente… Je viens donc vous dire que j’ai réalisé ce que j’avais fait, je me dis que peut-être ça peut vous soulager un peu d’entendre ça, même si vous savez bien sûr que j’ai menti.
Daniel revint s’asseoir à son tour. Avant qu’il ait eu le temps de trouver les mots adéquats, pour peu qu’il y en eût, Judith reprit :
– Je sais bien que je ne peux pas me contenter de vous demander pardon. Je voudrais payer pour ma faute… Je n’ai trouvé qu’un moyen honnête de le faire, c’est de m’en remettre à vous. C’est à vous que j’ai fait du mal, c’est vous qui devez m’infliger la sanction de votre choix. Demandez-moi ce que vous voulez, je le ferai. N’importe quoi.
Il bougeait sur son fauteuil, ayant du mal à trouver la bonne attitude.
– Mais…
– Je vais être plus claire, le coupa-t-elle : si vous voulez faire l’amour avec moi, c’est d’accord. Dites-moi où et quand j’y serai.
Il commençait à avoir une bonne habitude de l’irrationalité des comportements, des successions invraisemblables de manifestations du meilleur et des manifestations du pire dans la vie, parfois chez la même personne comme ici, mais il était tout de même étonné.
Il se leva.
– Tu veux boire quelque chose ?
– Je veux bien un verre d’eau.
Il alla jusqu’à la porte de son bureau, sortit, dit un mot à la secrétaire et revint avec deux verres pleins qu’il avait été chercher à la fontaine à eau. Il en posa un sur le bureau devant Judith, garda le deuxième dont il but la moitié, revint s’asseoir à sa place. Il avait repris contenance. Elle ne le ferait pas tomber une deuxième fois. Il parla ainsi :
– Tu es belle Judih, et sans doute désirable aux yeux de beaucoup d’hommes. Mais je ne veux ni te caresser ni t’embrasser. Ça serait te dédouaner trop facilement. Et ça créerait pour toi comme pour moi plus d’amertume que de plaisir. Il faudra que tu te coltines la honte de ton acte jusqu’à ta mort. Ce sera ta punition. La punition a des vertus, tu verras. Comme tu ne pourras pas oublier, tu feras attention à ton comportement et tu seras meilleure. Et puisque tu me dis que je peux te demander ce que je veux, je te demande ceci : deviens quelqu’un de bien. Essaye d’être un exemple d’honnêteté, sois attentive aux autres, fais du bien autour de toi. Prends du temps pour aider ton prochain. Si tu agis ainsi, alors ce que tu m’as infligé n’aura pas été vain.
Elle le regarda, à moitié rassurée :
– C’est ce que vous voulez ?
– Oui. J’ajoute que si tu veux venir de temps en temps me parler de ce que tu fais, je serai heureux de t’entendre et de parler avec toi.
Là, un sourire illumina le visage de la jeune femme :
– Comme au bon vieux temps ?
– Comme au bon vieux temps.
Le bien aux prises avec le mal. Un petit homme au grand cœur, une fille avec trop de corps et pas assez de cerveau. C’est beau, une fois de plus
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