Josette, les pigeons et le chat

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Josette Servantie avait pris un chat.

– Maintenant que Jean est mort… Et que les enfants viennent tous les 36 du mois… J’ai besoin d’une présence le soir et le matin. Je serai moins seule.

Josette avait toujours aimé les chats, ce qui n’était pas le cas de son mari. Aussi s’était-elle abstenue d’un animal de compagnie quand ils avaient quitté leur vieille maison pour un appartement. Ils avaient vécu ensemble 7 ans au 5e étage du bâtiment 3 de la résidence des Myosotis, sans chat. Mais Jean avait succombé à son dernier AVC ; elle se retrouvait seule. 

– C’est affreux, la solitude, affreux. 

Quelques mois après le début de son veuvage, la photo sur une annonce à la boulangerie l’avait attirée. On voyait six chatons dans une corbeille. Avec l’aide de la boulangère, elle nota le numéro de téléphone. Rentrée chez elle à petits pas, elle retira son manteau, posa son sac et son pain. Elle chaussa ses lunettes et composa le numéro depuis son téléphone fixe – le portable, elle ne pouvait pas –, en tâchant de ne pas se tromper. Le surlendemain, une dame charmante lui apportait le dernier de la portée. 

– Vous lui avez donné un nom ? demanda Josette.

– Pas encore, mais j’avais tendance à l’appeler Tigrou, vu son pelage.

Va pour Tigrou. Tigrou était fou comme l’est un petit chat. Il s’attaquait aux fauteuils et aux rideaux, grimpait sur les chaises et les étagères, montait sur la table malgré les interdictions de Josette. Mais rien ne l’intéressait autant que les mouvements de sa maîtresse. Certes, il prenait quelques instants pour les considérer avant de se jeter dessus, car la dame avait beau être vieille, elle était plus grande que lui. Mais il ne pouvait résister longtemps : alors il sautait sur les mains qui préparaient le repas, mordait les doigts qui prenaient le tricot, griffait les pieds passant des chaussures aux pantoufles. Josette le réprimait mollement, pour la forme, autant dire qu’elle lui passait tout. Ses doigts ensanglantés ne la gênaient pas.

Le chat lui posait un seul problème : il pourchassait les pigeons. Or, les pigeons, elle les aimait. Peut-être parce qu’ils étaient mal aimés. Peut-être parce que ça embêtait les voisins qu’elle aime les pigeons. Elle ne l’aurait jamais reconnu devant quelqu’un, mais elle savait au fond d’elle que la provocation n’était pas absente de son entichement pour ces volatiles. Sur la rambarde en pierre de son balcon, elle posait chaque jour les miettes du pain de la veille, un bout de pomme de terre, un reste de gâteau. De son vivant, Jean la gendarmait pour cette pratique :

– Tu ne vois pas que tes pigeons nous envahissent ?! Qu’on ne peut plus s’en débarrasser ?! Que ce balcon est une porcherie ?! Qu’on va s’empoisonner avec tous les microbes qu’ils trimballent ?! Que les voisins vont nous maudire ?!

Josette réfrénait sa colombophilie, quelques heures, puis reprenait de plus belle. Jean était de toute façon trop faible pour s’opposer à quoi que ce soit. Il est vrai que les pigeons avaient tendance à coloniser le balcon, pas seulement la rambarde, l’intérieur, et qu’ils ne se gênaient pas pour déféquer. Quelle ne fut pas la honte de Josette, suivie d’une colère sourde, quand elle découvrit dans la cabine d’ascenseur un courrier du syndic rappelant qu’il était interdit d’attirer les pigeons.

– Je ne les attire pas, je les nourris, pesta-t-elle.

Tigrou avait tôt fait de s’attaquer aux pigeons. Un chat chasse. Dès qu’il les apercevait, il bondissait contre la porte vitrée de la cuisine, et cela suffisait à les faire fuir.  Quand la porte était ouverte, il se planquait dans un angle du balcon, attendait qu’un oiseau vienne se poser, et alors bondissait sur la proie, qui n’avait qu’une seconde pour s’envoler. Alors Tigrou paradait sur la rambarde, au-dessus des 18 mètres de vide qui ne lui faisaient pas peur. C’était lui désormais le seigneur de la place. 

Les pigeons résistèrent un moment, d’autant que Josette continuait à les alimenter malgré les récriminations des voisins. Au bout de quelques semaines cependant, le félin l’emporta sur les oiseaux. Ils ne vinrent plus. Le chat triomphait. Mais regrettait aussi : il n’avait plus de combat à mener. 

Josette prit Tigrou sur la banquette, essaya de le sermonner :

– Ils ont droit de vivre, les pigeons, et droit à mon affection, eux aussi. Tu n’en auras pas moins parce que j’en donnerai à d’autres, au contraire. Plus le cœur sert, plus il grandit.

Tigrou ronronnait, davantage en raison des caresses dans le cou que des propos dans les oreilles. 

Un matin cependant, alors qu’il prenait l’air sur le balcon dont Josette avait ouvert la porte, un pigeon osa se poser sur la rambarde. Le chat aussitôt s’accroupit, pattes repliées, tête au sol et yeux fixés sur l’objectif. Qui était ce bipatte prétentieux ? Un nouveau ? Comment osait-il ?

Tigrou banda ses muscles, évalua les paramètres, puis déploya son corps d’un bond magistral. Toutefois – avait-il perdu l’habitude ? Était-il trop agressif ? – il sauta tant et si bien que, le pigeon s’écartant, Tigrou, dans une parfaite extension athlétique, franchit la rambarde sans coup férir et se retrouva dans les airs, du moins pendant 3 secondes, le temps de dévaler les 18 mètres séparant le 5e étage des Myosotis de la terre ferme, très ferme, quand bien même un carré d’herbe recouvrait le bitume.

Josette qui, devant l’évier, avait assisté à la scène, du moins au début, n’osa pas se rendre sur le balcon et encore moins se pencher par-dessus la rambarde. Elle se mit à trembler. Mon Dieu… Sans savoir ce qu’elle faisait, elle erra dans l’appartement, qui jamais ne lui avait paru aussi vide. Même les pigeons et le chat, elle n’avait pas été fichue de les garder. Jusqu’à quand les êtres allaient-ils disparaître autour d’elle ?

– J’aurais dû, moi, sauter à la place de Tigrou.

Elle pleura, sanglota, se sentit plus vieille et plus seule que jamais. Son pauvre corps tressautait et elle crut qu’elle allait se désintégrer.  

La sonnette retentit. Pas l’interphone, la sonnette du palier. Elle alla ouvrir la porte. Une femme d’à peu près son âge… tenait Tigrou dans ses bras.

– Madame Balantra m’a dit que ce devait être votre chat. Ça va vous étonner autant que moi, mais il est vivant.

Le regard semblait apeuré, tourneboulé, mais pas de doute, Tigrou n’était pas mort. Josette n’en croyait pas ses yeux brouillés de larmes. La femme lui tendit l’animal et ajouta :

– Venez avec moi. On va examiner votre chat de plus près. Et on va boire un petit remontant, hein ? Lui aussi. Ça nous fera du bien à tous ! Et peut-être qu’on va devenir amies toutes les deux ? Les humains, c’est pas mal aussi, vous savez.

6 commentaires

  1. Ouf ! Tigrou est sauvé. L’année commence bien.
    J’aime beaucoup : « les humains c’est pas mal aussi, vous savez ». Cette phrase est de vous Pierre-Yves ; à méditer et à appliquer…. sans modération.
    Très amicalement.
    Joëlle

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  2. Très belle histoire , je pense que Tigrou aura compris la leçon et qu’il fera ami,ami avec le pigeon. Les animaux cohabitent très bien entre eux , le tout est de leur laisser faire leur place . Les regarder vivre nous donne , très souvent , de belles leçons de vie . Grace à Tigrou Mme Servantie aura ouvert son coeur à une de ses congénères …!!!
    Cette histoire , Pier-yves me fait penser à  » chance ou malchance , qui peut le dire  »
    cela à commencer par une malchance ( la chute ) et il s’avère qu’il s’agit d’une chance ( la connaissance d’une future amie ). Il est important dés qu’une chose nous arrive de se poser cette question.
    BB

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