Sur le tabouret

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(environ 15 minutes de lecture)

Elle voulait le faire au moins une fois dans sa vie. Avant qu’il ne soit trop tard. Avant d’atteindre l’âge après lequel toute tentative de séduction basée sur l’apparence serait grotesque. Elle n’avait plus beaucoup de temps. Elle pouvait tout de même se féliciter de n’en avoir jamais eu besoin jusque-là.

Jamais eu besoin ou jamais osé ? Certes, elle avait plusieurs fois au cours de son existence recherché l’amour sans le trouver : avant son mariage, après son mariage, après avoir quitté son dernier compagnon. Mais elle n’avait jamais pensé que se poster dans un bar fût la solution adaptée à son problème. Qui pouvait-on rencontrer dans ces conditions ? Comment se faisait-on traiter ?

C’est ce qu’elle voulait expérimenter. Même si elle se doutait qu’elle avait peu de chance de trouver un type bien en agissant de la sorte. Mais d’une part il existait une petite chance et il fallait lui permettre de se révéler, d’autre part elle était prête à prendre un risque, à s’encanailler un peu. Ce n’était pas très glorieux, sans doute ; cependant, si elle ne bougeait pas elle était morte.

Elle ne voyait qu’une tenue pour cet exercice : une parure noire, des chaussures à la veste, en passant par les bas et la jupe. L’image de film, classique. Elle créerait le contraste avec un chemiser crème et un bracelet plaqué or. Malheureusement elle n’était pas blonde : il faudrait se contenter de son châtain.

Les cheveux justement, comment les coiffer ? Elle hésita : le classique noir semblait imposer le chignon. Mais n’aurait-elle pas l’air trop strict ? Elle avait un visage un peu austère, elle le savait. Détacher ses cheveux montrerait une certaine liberté, qui lui donnerait confiance. Mais n’était-ce pas trop ? Trop provocant vu la position qu’elle occuperait ? Elle redoutait le pathétique. 

Finalement, elle opta pour un chignon peu serré laissant passer des anglaises, pour simuler une préparation remontant au matin et acquérir un peu de légèreté. Elle se rendit compte que ses talons ne convenaient pas, ou plus. Ils étaient d’une hauteur et d’une finesse acceptables, mais elle leur trouvait une ligne démodée. Elle se rendit sur Zalando et commanda des stilettos qui lui plurent davantage. 

Elle était prête. Elle avait choisi de se produire un jeudi à 18 heures. Le jeudi pour qu’on soit proche de la fin de semaine mais pas encore pressé de partir en week-end, 18 heures parce que certains cadres quittant le bureau en fin d’après-midi pouvaient apprécier de boire un verre avant de rentrer chez eux. Elle hésitait entre le quartier de la Bourse au centre-ville et le nouveau quartier d’affaires à l’ouest. Elle imaginait la moyenne d’âge plus élevée dans le premier que dans le second, pourtant elle savait que les traders étaient souvent des jeunes voire des très jeunes gens. Elle opta pour la Bourse, se disant que la fin d’après-midi était plus harmonieuse au cœur de l’urbanisme traditionnel que dans un ensemble d’immeubles de bureaux qui se vidaient le soir.

Elle avait repéré une brasserie à banquettes rouges et boiseries sombres, de qualité, dans laquelle tenter son expérience lui parut envisageable. Elle y pénétra et vint s’asseoir sur un des six tabourets bois et cuir placés devant le long comptoir bordé de sa barre en laiton. 

– Bonsoir Madame, lui dit un homme qui pouvait être le patron, même s’il était penché sur un évier près d’un mini lave-vaisselle.

– Bonsoir, répondit-elle, en grimpant sur le tabouret, ce qui était plus difficile qu’il n’y paraissait, surtout lorsqu’on portait des talons fins et une jupe serrée. 

Il fallait aborder l’objectif en se mettant dos à lui, saisir de deux mains fermes le rond horizontal, poser un pied sur le barreau prévu à cet effet, puis coordonner ses poussées pour s’extraire du sol et déposer son postérieur sur le cuir de l’assise. 

Pas simple. Elle s’y reprit à deux fois, car elle avait d’abord gardé son sac au poignet, ce qui compliquait trop la manœuvre pour une novice. Elle posa son bagage sur le comptoir lustré et se lança de nouveau. Elle entendit un crac inquiétant, un crac de tissu, mais il fut trop bref pour avoir provoqué une déchirure calamiteuse. Elle crut un moment que la tabouret allait, et elle avec, basculer vers l’avant, mais, après avoir un instant oscillé sur deux pieds, le siège se rétablit. Quand son séant atterrit sur le cuir, elle entendit un pouf. Ouf, se dit-elle, je suis arrivée.

Elle sentit la chaleur gagner son visage. Elle fut certaine de rougir quand elle releva les yeux et aperçut trois hommes à une table qui la regardaient en ricanant. Le patron, même s’il avait vite détourné les yeux, n’avait lui non plus pas dû perdre une seconde de sa pitoyable gymnastique. Il y avait deux hommes sur deux autres tabourets à l’autre bout du comptoir, mais eux, tournés l’un vers l’autre, semblaient n’avoir rien remarqué. Quelques tables étaient occupées dans le bar, mais elle ne prit pas la peine de détailler les clients.

Elle souffla un bon coup pour reprendre un peu d’assurance, puis fit un mouvement de tête pour écarter ses cheveux, oubliant qu’ils étaient attachés en un chignon lâche. Elle s’aperçut alors qu’elle n’avait pas enlevé son imper, imper qu’elle avait hésité à prendre, décidant finalement qu’elle aurait été ridicule en se présentant sans pardessus alors que la température extérieure ne dépassait pas 5 degrés. Elle défit boutons et ceinture mais constata qu’elle était assise sur le pan arrière du vêtement, tendu dans son dos. Il fallait donc, pour l’enlever, qu’elle soulève ses fesses. Mais comment procéder lorsque les pieds ne touchent pas terre ? Certes, il y avait le barreau repose-pieds, mais pouvait-on prendre le risque de s’appuyer dessus, en stilettos, sans tomber en avant ? Restait la solution de redescendre à l’inverse de la montée, en cramponnant ses mains sur les bords de l’assise. Mais cela impliquait de remonter ensuite et de risquer une nouvelle fois la honte et la catastrophe.

Tant pis. Elle décida de garder son imper, l’ouvrant au maximum sur le devant, après tout il ne faisait pas si chaud.

– Je vous sers quelque chose ?

C’était celui qui devait être le patron. Sa question était logique. 

– Euh… Oui… Oui.

Elle réalisa à ce moment qu’elle n’avait pas pensé une seconde à la boisson qu’elle commanderait. Incroyable. Elle préparait ce moment depuis des semaines, et elle avait oublié que dans un bar on était censé boire. 

– Vous voulez une carte, peut-être ?

– Je… Oui, merci.

Le patron lui tendit une carte, d’un cuir fatigué. Elle l’ouvrit, pencha ses yeux, ne vit rien. C’était écrit tout petit et elle n’avait pas ses lunettes. Enfin si, elle les avait, mais dans son sac. Il était hors de question qu’elle les sorte. Les trois mecs là-bas, ils allaient se pisser dessus si elle continuait à se donner en spectacle. Et puis elle se rendit compte que même avec ses lunettes, elle ne verrait sans doute pas grand-chose. L’émotion noyait son cerveau et son cœur cognait dans sa poitrine. Dans quelle galère elle s’était mise… Dire qu’elle était venue là de son plein gré…

Elle ferma la carte et lança soudain :

 – Je vais prendre un apéritif !

Le patron la regarda :

– Un apéritif… D’accord. Vous avez une préférence ?

– Comme vous voulez. Je vous laisse choisir. Je vous fais confiance. C’est vous le patron, après tout !

Il la fixa encore, comme s’il cherchait à détecter quelque chose. Il poussa un soupir et se tourna pour saisir un verre et une bouteille sur une des longues étagères dont le contenu se reflétait sur l’immense glace fixée au mur. Il versa le liquide, puis attrapa un glaçon, une olive verte et une rondelle de citron.

– Voilà. Un Martini blanc.

Elle sourit mais ne répondit rien. Elle ne voulait pas trop parler. Une femme fatale est mystérieuse, énigmatique. Elle ne dit pas merci. Il est entendu qu’on se met en quatre pour lui plaire, et qu’elle trouve normal cet empressement.

D’autres personnes entrèrent dans le bar, deux hommes et une femme. Le garçon de salle les salua et le trio s’installa sur deux banquettes autour d’une table. Un peu d’animation était bienvenu ; plus il y aurait de monde plus sa présence paraitrait naturelle et plus elle aurait de chance de faire une rencontre.

Ne pas pouvoir allumer une cigarette lui manquait. Elle ne fumait pas, mais en la circonstance, une jolie tige de tabac blond, que l’on aspire du côté doré pour que rougeoie l’autre côté, sans se tromper de sens si possible, l’aurait aidée à trouver une contenance. Là, que faire de ses mains ? Que faire s’il ne se passait rien ? Combien de temps attendre ?

– Ça vous a plu ?

Elle tourna la tête. C’était le patron. Comme elle avait l’air surprise, il répéta :

– Le Martini blanc, vous avez aimé ?

Elle regarda son verre. Il ne restait que le glaçon et l’olive. Elle n’avait aucun souvenir de l’avoir bu.

– Je ne sais pas. Vous allez m’en remettre un autre. Un autre apéritif.

– Le même ?

– Non. Rouge.

– Un Martini Rosso ?

– Martini ou pas, mais rouge.

Il lui semblait que le rouge était plus fort, plus adapté à sa situation. Si on ne pouvait pas fumer, on pouvait au moins boire quelque chose d’un peu consistant, nom d’un chien ! Il fallait s’imposer. Une femme sur un tabouret de bar ne devait pas s’en laisser compter. Surtout quand elle avait une jupe noire, des bas de luxe et des dessous à damner un moine. Mais… pourquoi est-ce qu’elle pensait à ses dessous ? Qu’est-ce qui lui prenait ?

Troublée, elle saisit le verre et but le liquide rouge que le patron venait de poser devant elle. Elle crevait de soif. C’était bon. Ça réchauffait la gorge et ça brûlait l’œsophage. Par contre, ça passait vite. Il en mettait pas beaucoup, le patron. Il était peut-être Auvergnat. Pingre. 

Bon, et maintenant ? Elle se redressa et observa la salle. Sans compter les deux zozos à l’autre bout du comptoir, qui l’avaient si peu calculée que c’en était humiliant, il y avait exactement 10 tables d’occupées sur 20, toutes par des groupes de 2, 3 ou 4 personnes, sauf un vieux monsieur tout seul, assez chic mais vraiment vieux, et une vieille femme, moins vieille mais moins chic. Peut-être qu’ils se draguaient ?

Draguer. Oui, bon. Et elle ? Elle était là pour ça, non ? Elle n’aimait pas le mot. En fait, elle n’aimait pas ce qu’elle faisait. C’est le résultat qui l’intéressait. Mais c’était mal emmanché, très mal emmanché. Ses jambes la gênaient autant que ses mains. Le repose-pieds du tabouret était trop haut – si elle mettait le pied gauche dessus et posait la jambe droite sur son genou gauche le genou droit lui arrivait au niveau du nez – tandis que le repose-pieds du comptoir était trop bas – elle ne pouvait l’atteindre sans glisser de son siège et faire craquer sa jupe. Résultat, elle se tenait les jambes parallèles, tantôt les laissant pendre dans le vide, tantôt s’appuyant sur le barreau qui les faisait remonter et lui cachait la poitrine. Dans les deux cas, c’était très inconfortable et pas du tout sexy. Comment donc avait été conçu cet endroit ?

Elle se retourna côté miroir et bouteilles. Le patron préparait un plateau que le serveur emportait. Elle eut envie de parler, soudain. 

– S’il vous plait ?

Le type jeta un œil, montrant qu’il l’avait entendue, mais ne vint pas tout de suite. Le mufle, pensa-t-elle. Décidément, rien ne lui serait épargné, c’était une journée noire. Ce plan était une bêtise, elle s’était trompée du tout au tout. On ne s’improvise pas séductrice. Il était temps qu’elle s’en aille.

– Alors, ce rouge ? 

Elle sursauta. C’était le patron. Ben oui, qui d’autre ? Elle remarqua alors ses yeux, la bonté qu’ils dégageaient, et qu’elle n’avait pas vue jusque-là en raison du caractère bourru et fatigué du personnage. Cette découverte lui fit, instantanément et sans qu’elle s’en rendît compte, changer d’attitude. 

– J’ai pas l’habitude, concéda-t-elle.

– Vous n’avez pas besoin de le dire.

Il avait légèrement souri – il n’avait pas l’air d’un homme très expansif –, mais elle ne vit rien de moqueur dans ce sourire.

– Ça se voit tant que ça ? questionna-t-elle en esquissant à son tour un sourire.

– Disons que… Ça se voit.

Cette fois, ils sourirent ensemble.

– Je voulais faire une expérience, reprit-elle.

– Je trouve ça courageux.

– Ne me charriez pas. Vous devez en voir des femmes, qui comme moi tentent de… combattre la solitude.

– Oui, j’en vois. Des femmes et des hommes. On en est tous là, non ?

Elle nuança :

– Pas tous, pas tout le temps.

– Pas tout le temps, précisa-t-il, mais tous. À un moment ou à un autre. Plutôt, à des moments et à des autres.

Ces paroles entrèrent en elle et lui firent du bien. Ce changement de registre, cette fin de la comédie, cette sincérité qui avait surgi alors qu’elle ne s’y attendait pas, la soulagèrent au plus haut point. Elle avait été mal et à présent elle était bien. 

Elle fut encore mieux quand il lui proposa :

– Vous voulez venir fumer une cigarette avec moi ? Là, juste derrière ?

Oui, c’était exactement ce qu’elle voulait. Elle approuva.

– Gabriel ! lança le patron au serveur. Je sors 5 minutes fumer une cigarette.

– Ok, chef.

– Donnez-moi votre sac, lui dit-il.

Elle le lui tendit et il se pencha pour l’enfermer dans un placard. Elle n’aurait pas été contre une main forte pour descendre de son piédestal, mais cela aurait été trop théâtral qu’il passe du côté clients du comptoir, alors que la réserve se situait à l’arrière. Elle exécuta donc seule la descente, sans doute peu protocolaire et elle se retrouva sur la terre ferme. Pas si ferme que ça puisqu’à son premier pas, elle se tordit la cheville. 

– Ouh ! s’exclama-t-elle.

Il la vit diminuer de 20 centimètres pendant une seconde. Au lieu de lui lancer un « ça va » qui l’aurait agacée, il eu cette phrase :

– Le Martini, ça se boit comme du petit lait ; c’est quand on se lève qu’on le sent.

Il avait raison, ce n’était pas les talons, dont elle avait une certaine pratique, mais l’alcool bu trop vite, qui lui montait à la tête et mettait en cause sa stabilité. Il ouvrit une petite porte qu’il lui tint en l’invitant à passer et à ne pas prêter attention au « bazar ». Ils traversèrent une pièce au sol en ciment remplie de casiers à bouteilles et de cartons. Au fond, il ouvrit une autre porte qui donnait sur une ruelle. Une fois qu’ils l’eurent franchie et se retrouvèrent à l’air libre, il la bloqua avec une cale pour éviter qu’elle ne se referme.

Il lui offrit une cigarette.

– Peter Stuyvesant bleue, ça vous va ?

– Sûrement.

– La cigarette aussi, c’est nouveau ?

– On va dire que ça fait partie de l’expérience.

Il l’alluma. Elle tira doucement, réussit à ne pas s’étrangler. Elle regarda autour d’elle, les immeubles, les passants, le ciel. Il y avait peu de voitures, c’était une rue semi-piétonne. Elle se sentit bien. Elle n’eut pas envie de refermer son imperméable.

– C’est gentil, dit-elle. 

– J’ai peu de mérite. J’allais de toute façon venir ici fumer une cigarette. Et…

Elle le regarda par en dessous, c’est-à-dire en baissant la tête et en levant les yeux. Il poursuivit :

– Et votre présence… ben… c’est un plus, quoi.

Elle aima la maladresse de ce compliment et il lui sembla qu’elle n’en avait pas reçu de si touchant depuis longtemps.

– Et votre métier ? questionna-t-elle après avoir de nouveau tiré sur sa cigarette. Il vous plait ?

–  Je me pose pas la question.

Peut-être ne souhaitait-il pas parler de lui ? Elle ne voulait pas se montrer intrusive, alors qu’il était déjà bon de partager ce moment avec elle. Il y eut quelques secondes de silence sous les lampadaires de la rue, puis il reprit :

– Dans une brasserie comme celle-là, chaque journée, c’est une nouvelle pièce qui se joue. Il faut à la fois coordonner le tout et s’adapter à ce qui vient. On connaît le cadre, on maîtrise la technique, mais de nouveaux acteurs entrent en scène chaque fois, et on ne sait pas ce qu’ils vont dire. Le scénario n’est donc jamais le même, comme la tonalité, différente selon la période de l’année, l’actualité, le temps…

Elle ne s’attendait pas à une telle description du métier de barman.

– C’est drôle, vous ne voyez que le côté relationnel du travail. Comme si les contraintes, la fatigue, les questions financières ne comptaient pas…

– Si, si, je les vois. Beaucoup trop, même ! 

– En tout cas, vous ne voyez pas que ça. On peut être gérant d’une brasserie et sociologue. 

– Si vous voulez. 

– J’ai l’impression que nous n’êtes pas mauvais psychologue non plus.

– Oh là… Vous me prêtez des qualités que je n’ai pas.

– Je suis bien placée pour constater que vous en avez.

La fin des cigarettes se déroula en silence. Non pas un silence gêné, mais un silence choisi, comme si l’un et l’autre voulaient assimiler la conversation avec un partenaire inédit et apprécier les mots qu’ils avaient échangés. 

– On rentre ? suggéra-t-il.

– On rentre. 

Ils retraversèrent le capharnaüm éthylique et se retrouvèrent derrière le comptoir. Elle le contourna et jeta un œil dans le bar. Les trois hommes étaient toujours là, deux d’entre eux la regardaient, sourire en coin. Avaient-ils de la médisance en eux ? Elle se rendit compte qu’elle s’en fichait, maintenant.

– Je vous offre un verre. Un dernier, sinon vous serez malade.

Elle se tourna vers le patron, qui avait repris sa place.

– Vous êtes médecin aussi ?

– Expérimenté plutôt.

– Et honnête et bienveillant. Ça me fait plaisir que vous preniez soin de moi. Alors je vous dis oui.

Il s’affaira, pour elle et avec Gabriel, qui lui transmettait différentes informations. Elle ôta son imperméable, qu’elle plia et posa sur le tabouret d’à côté. Puis elle remonta sur son tabouret, toujours en se soulevant avec une traction des bras, plus facilement qu’à son arrivée.

Elle se repositionna, redressa son buste, fit passer une anglaise derrière une oreille et souffla en regardant la salle. Alors elle vit plusieurs regards masculins posés sur elle. Elle voulait être sûre qu’elle ne se trompait pas et continua à balayer la salle des yeux mine de rien. Pas de doute, on la remarquait. Elle se retint de ne pas rire. Elle se sentit fière, vivante.

– Martini Rosato. Comme ça vous aurez goûté toute la gamme. 

Elle se retourna. Il avait posé devant elle un verre empli d’un liquide suave et rosé.

– Merci.

Au diable les impolitesses de la femme fatale, pensa-t-elle. J’ai envie de dire merci à cet homme.

– Vous êtes superbe, lança-t-il soudain.

Puis :

– Excusez-moi. 

Mince alors. Y avait-il beaucoup d’hommes qui s’excusaient de vous complimenter ? Alors elle comprit. Elle comprit que son expérience était réussie. Elle avait expérimenté le tabouret de bar, les verres d’alcool, la cigarette, la rencontre avec un homme d’un genre qu’elle n’avait jamais connu. L’homme, l’homme recherché, l’homme pour qui elle était venue, c’était lui. Il était entré en relation avec elle depuis le début et elle ne s’en apercevait qu’au bout d’une demi-heure.

– Tout est dans le tabouret du bar, lâcha-t-elle en souriant, comme pour se ressaisir.

– Je ne crois pas que ça aurait suffi.

Suffi à quoi ? Elle n’osa pas poser la question, mais elle ajouta :

– Ça vient sans doute aussi du metteur en scène.

Il la regarda encore. Elle aimait comme il la regardait, comme s’il découvrait quelque chose de nouveau à chaque regard. Alors il fit une chose d’une simplicité désarmante : il tendit sa main droite et la posa sur son poignet gauche, qu’il serra légèrement, juste une seconde, avant de la retirer. C’était la bonne réponse, c’était spontané, c’était parfait.

Elle n’avait pas imaginé tomber amoureuse d’un homme moustachu, mal rasé, gras du corps et des cheveux. Et pourtant c’est ce qui se produisit. Une évidence. Il était incroyable que cela fût si difficile la plupart du temps, et si miraculeusement facile lors de si rares moments dans la vie, comme celui-ci.

– C’est bon, lâcha-t-elle après avoir bu une gorgée de son Roseto, mais ils savaient tous les deux qu’elle ne parlait pas que de la boisson.

Il avait pris un torchon propre et essuyait des verres. Il dit :

– Une prochaine fois, on pourra essayer les Martini en cocktails.

– Vous savez faire les cocktails ?

– Heureusement, vu mon métier.

– Il me semble que j’ai toujours rêvé d’un homme qui sache me préparer des cocktails.

– Je serais capable d’inventer un cocktail chaque soir. Rien que pour vous.

– Vous feriez ça ?

Il tendit le bras pour qu’elle claque sa paume, comme le font les jeunes et les sportifs. L’ivresse, de l’alcool ou de l’amour, lui fit accepter le geste et elle approcha sa paume de la sienne. Mais au lieu de la claquer, il serra doucement ses doigts dans les siens, s’avança, posa ses lèvres et sa moustache sur sa main.

Il se redressait à peine quand ils entendirent des applaudissements, des sifflets et des vivats. Elle tourna la tête. Toute la brasserie les acclamait, de Gabriel au bout du comptoir au vieil homme en fond de salle, en passant par les deux copains sur les tabourets de l’autre extrémité, les trois hommes enthousiastes et tous les autres clients debout devant leurs chaises et leurs banquettes.

Quand l’amour s’impose avec une telle force, on ne peut que le célébrer.

6 commentaires

  1. Avant tout, il y a le plaisir de lire et de dévorer cette histoire, ce Noël de la Saint-Sylvestre. L’auteur du Piano-bar de Tulle nous offre ici un romantisme délicieusement alcoolisé et nous montre que, non, il n’y a pas que les sites et applications de rencontres. En outre, on voit qu’un bon écrivain c’est un type non fumeur capable de vous envoûter avec une cigarette d’arrière-boutique. Après tout, que reste-t-il ? La littérature.

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  2. Toujours précis, mon cher P Yves
    Stiletto, je ne connaissais pas ce terme ! oh!
    Belle histoire comme d’habitude, émouvante pour bien terminer l’année et belle perspective pour la suivante.
    Nicole

    Aimé par 1 personne

  3. Encore un miracle de l’amour et de la séduction. Quand la vie étonnante fait des siennes… Merci pour cette belle romance, parfaite pour débuter une année placée sous le signe de l’amour…

    Aimé par 1 personne

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