Tant qu’il y aura des boulistes

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Il n’en peut plus. Trop de pression. Trop de vexations. Qui va le tuer en premier ? Son manager, ses clients, sa femme, ses enfants ? Il est si fatigué en sortant de son rendez-vous qu’il n’a même pas la force d’aller jusqu’à sa voiture. Il n’est pourtant que 16 heures. Il doit revenir à la boîte, rédiger son rapport, débriefer son équipe, appeler des clients…

Il avise la place qui prolonge le square de la Poste. Coiffée de quatre platanes magnifiques, cette place semble le paradis des joueurs de pétanque. Il y a du monde, autant de joueurs que de spectateurs, peut-être une cinquantaine en tout, mais il trouve un bout de banc. On est au printemps, il fait déjà chaud. Il s’affale, tend ses jambes écartées, desserre sa cravate, penche la tête en arrière. Mais que va dire son manager ?

Ses yeux se soulent des feuilles et des bouts de ciel qui passent au travers. Bon sang, ces arbres sont gigantesques, quelles futaies ! Pour ne pas se casser la nuque, il redresse la tête ; le sol de terre battue lui apparait, une surface blanche qui avance sur la route et oblige les automobilistes à contourner son bel ovale, saupoudrée de poudre et de cailloux qui craquent sous les pieds. 

Il ferme les yeux, met la main sur son cœur. Que va dire son manager ? Sur fond de circulation urbaine, ses oreilles entendent les voix, les exclamations, les jurons, et les boules, tombant avec un son plus ou moins sourd, selon que le lanceur a choisi la portée, la demi-portée, ou la roulette. Quant au claquement de deux boules quand l’une a été lancée pour éjecter l’autre trop bien placée, il arrête net le passant, que le contact sec des métaux saisit aux oreilles. Si le tireur a été maladroit, il arrive que la ronde capricieuse franchisse la bordure du trottoir et s’aventure sur la chaussée. Alors le conducteur freine, le marcheur s’ébahit, le caniveau rigole. 

Incapable de se concentrer comme de se relever – que va dire son manager ? –, il regarde au-delà de la place. Il remarque le jardin où les jardiniers accomplissent des merveilles, et même un potager à objectif pédagogique ; les maîtresses y amènent les enfants, qui adorent. Deux bouts d’avenue rejoignent la première ceinture. Une autre place s’ouvre après l’avenue de droite. Il ne sait plus laquelle est Thiers, laquelle est Churchill, qui nomme quoi. Après l’avenue de gauche, se dresse une petite halle, bienvenue sur le site de l’ancien foirail. Derrière lui, surélevée, imposante et un rien arrogante, la Poste domine l’ensemble. 

Sur la place des boulistes devant lui, est érigé le monument dédié aux morts de la Grande Guerre (la plus grandement tragique peut-être, la plus absurde). La patine va bien aux Poilus, qui se polissent au fil des saisons et des années, sous l’autorité des drapeaux pendus en haut des mats. Une grille protège le socle fleuri des pipis de chiens et d’ivrognes. Le monument impose le respect : c’est comme si les boulistes qui délimitent leurs terrains autour se mettaient sous sa protection et conservaient grâce à lui le sens des hiérarchies et des priorités. Tout est relatif. Une boule n’est qu’une boule, une balle est une balle. Le but n’est pas l’obus.

Ainsi donc, se dit-il, c’est dans ce décor que se réunissent tous les après-midi des amateurs de pétanque qui forment une, deux, trois ou quatre équipes, au sein desquelles  s’organisent des triplettes, des doublettes ou des tête-à-tête. Que dirait son manager s’il s’adonnait à pareille activité, ne serait-ce qu’une fois par semaine ? 

Ils arrivent l’un après l’autre d’un pas nonchalant, à partir de 13 h 30, jamais le matin. Quand une équipe est complète, « on fait les boules », c’est-à-dire qu’on lance en l’air une boule de chaque joueur : la plus ou moins grande proximité par rapport au cochonnet détermine les partenaires et les adversaires. Une partie se joue en treize. On la pimente parfois (chut…) de quelques euros que versent les perdants de bonne grâce. 

Qui sont-ils, ces boulistes de l’après-midi ? Essentiellement des retraités, anciens des services publics, du commerce et de l’artisanat. De toutes origines : française, arabe, portugaise, turque, espagnole… Ces amoureux de la pétanque ne se prennent pas au sérieux, même si certains ont eu leur moment de gloire. « En 1976, j’ai fait les championnats de France à Annecy ». « Moi, deux ans plus tard à Bourg-en-Bresse ».

Il n’empêche qu’on trouve place Thiers de véritables artistes. Des qui ne loupent jamais un tir, par exemple. Une boule est trop près du bouchon pour qu’on puisse la devancer ? Qu’à cela ne tienne, on va l’enlever. « Bébert, travaille-nous le métal ». Le tireur se place, regarde, évalue, redresse le buste, tend le bras, lance. Paf ! L’importune est écartée, la nouvelle prend sa place, ou à peu près. La seule interrogation qui demeure  avant ces tirs millimétrés est de savoir si le « carreau » sera « sur place » ou pas.

Lors de certains instants décisifs, lorsqu’on approche des 13 points après une partie serrée, lorsque la sueur ruisselle et que les muscles se durcissent, il semble que tout se fige sous les platanes. Les feuilles ne bougent plus, les conversations s’arrêtent, les voitures ralentissent. Adversaires et partenaires tournent les boules dans leurs mains. Les joueurs des autres matchs s’interrompent et jettent un œil. On sait reconnaitre un point fondamental.

La boule s’envole, si vite qu’on ne peut la suivre. À peine est-elle partie qu’elle arrive sur sa cible. Si l’on doutait de la gravitation universelle, la pétanque la confirmerait. Paf ! La délivrance est là. Les sourires réapparaissent, jaunes pour les évincés, larges pour les soulagés. 

Il y a ceux qui s’accroupissent et ceux qui se raidissent. Ceux qui s’embarrassent et ceux qui se débarrassent. Il y a ceux qui soupèsent et ceux qui soulèvent. Ceux qui fument et ceux qui soufflent. Il y a, pour ramasser, ceux qui s’aident d’un aimant au bout d’un fil. Il y a ceux qui ne plaignent pas le chiffon, et ceux qui aiment que la boule soit un peu granuleuse dans leur main. Il y a les casquettes et les dégarnis, les moins jeunes et les plus vieux. Parfois même il y a des femmes, parole.

Le cadre plus dynamique s’est endormi sur son banc. Que dirait son manager ? Il suscite quelques commentaires.

– Ça lui réussit pas les affaires, au garçon ! 

– Qu’est-ce qu’il fait là à c’t’heure ?

– Faut peut-être le réveiller ?

– Laisse-le dormir, il en peut plus.

Il dort, mais des très vieux parlent autour de lui.

– Pourquoi qu’ils vont pas au boulodrome ? 

– Quand il pleut, quelquefois. Mais c’est pas pareil. C’est plus central, ici. Et c’est dehors. 

– La mairie dit rien ?

– Elle tolère. Un bouliste, ça vote. Et ça montre qu’il fait bon vivre dans la ville.

– Moi avant, je jouais dans la rangée de marronniers derrière Sainte-Ursule, près de chez Meynardier, le tailleur. 

– Place du Petit marché, on jouait plutôt à la longue.

– Entre la lyonnaise et la pétanque, c’est le jour et la nuit, comme foot et rugby.

– Maintenant, on ne trouve plus de longue dans le centre, que de la pétanque.

Aucun robinet à pastis ne coule sous les platanes. Chaque chose en son temps. Les bistrots ne sont pas loin et l’on s’y rend après avoir rangé les boules. Pas toujours, pas tout le monde. Plusieurs bars abritent ou abritaient des sociétés de pétanque. 

– Avant, le Café de la Poste et le Zanzi-bar organisaient des concours.

– Et le Cyrano, bien sûr.

Ce dernier, avenue Alsace-Lorraine, a été rebaptisé Le Yearling. Il demeure néanmoins un haut-lieu de la boule dans la ville. Il n’organise plus « le national », mais sert toujours de siège à la « Société de pétanque du Cyrano ». Les boulistes de la place Thiers y passent boire le café après le déjeuner, une bière à 16 h 30 ou l’apéritif en fin d’après-midi. Pas que du pastis, c’est varié.

Sifflement et ronflement s’échappent de la gorge et du nez de l’homme jeune en costume. Les anciens assis à côté le regardent.

– Eh ben, il était fatigué…

– Si c’est pas malheureux…

Le terrain de boules de la place Thiers a tant de charmes, il regorge de tant d’émotions, qu’il attire au-delà des boulistes. Sur les sept bancs disposés sur les côtés, se pressent de nombreux amateurs de platanes. Ils sont anciens boulistes gênés par l’arthrose et les rhumatismes, ils sont curieux et contemplatifs, ils sont sont natifs ou implantés, ils sont timides, grandes gueules, discrets ou volubiles. Tous, ils aiment parler, entendre et regarder, un peu de tout, au gré des places sur les bancs, des performances des joueurs, du temps qu’il fait, même si le temps qui passe compte davantage. Roger, Manoel, Pierrot, Paulo… Ces yeux qui pétillent, ces mains qui expriment, ces accents qui charrient…Combien de mots gorgés de vies s’échangent tandis que les boules roulent ? Mais attention, si l’on s’excite pour un oui ou pour un non, on ne se détache jamais tout à fait d’une partie en cours. Question de respect, et de culture. L’œil reste en état d’alerte.

Mieux vaut s’agacer pour un millimètre entre deux boules que pour un kilomètre entre deux frontières. Les Poilus du monument sont là pour le rappeler. C’est ce qui explique, peut-être, la faculté d’intégration de la place Thiers. On est bienveillants envers les nouveaux venus sur la terre blanche, on trouve toujours quelques mètres pour qu’ils puissent faire leur partie.  

Il en est de même sur les bancs. Un inconnu peut s’y asseoir, il sera bien traité. Comme notre cadre commercial épuisé, qui ouvre les yeux et cligne, ébloui par le bleu entre le vert. Les vieux se poussent du coude.

– Ça va, mon gars ?

Il se redresse, mais dans le calme.

– Je me suis endormi.

– On a vu.

Il regarde sa montre.

– Merde…

– Pourquoi merde ?

– Je vais être en retard.

– En retard pour quoi ?

Il ne trouve pas la réponse.

– Tu veux en taper une petite ?

Un joueur lui tend deux boules. Il les regarde, ébahi.

– Maintenant, non. Mais je reviendrai. Vous m’avez donné envie.

– Avec une partie de pétanque deux ou trois fois par semaine en milieu d’après-midi, crois-moi, mon gars, tu bosserais beaucoup mieux.

– Je vais en parler à mon manager. Ou pas.

Il se lève, apaisé. Il lui semble avoir compris quelque chose.

– À demain, Messieurs. Et que les platanes protègent vos parties pour longtemps. 

Oui, tant que des boules rouleront sur la terre battue, tant que des hommes joueront à la pétanque sous les arbres et que d’autres assis sur un banc les accompagneront de leur silence et de leurs palabres, le mot douceur de vivre signifiera quelque chose. Après… 

10 commentaires

  1. Après la lecture, fermer les yeux et visualiser les pognes des boulistes qui font roulet les boules, le vent dans les feuilles, le soleil qui perce, la petite poussière qui se soulève sous les pas des « bons hommes »… ca vaut bien une séance de méditation! Bisous la Plum!

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  2. En ces temps caniculaires, notre auteur « travaille le métal » à point nommé et en orfèvre des mots. Un instant ?Non, des minutes, une sieste, un rêve volés à la chronophagie d’une vie de cadre au bord de l’asphyxie. Carte postale sous les platanes, Pagnol n’est pas très loin, ce sont là 7 minutes de fraîcheur et de bonheur. Merci M. Roubert.

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  3. Les mots sont soigneusement choisis.
    Le jeune cadre a découvert un monde sans « manager » où règnent amitié et simplicité. Nous en sommes heureux ; il a tout compris. Il saura profiter de tous les petits moments de partage que la vie lui offrira.
    A nous d’en faire autant, n’est-ce-pas ?
    Merci Pierre-Yves

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