Les vertus du ménage

Publié par

(environ 20 minutes de lecture)

Elle avait été embauchée pour 6 mois par la Sodexho, entreprise de services, qui, entre mille autres prestations, était chargée de la restauration et de l’entretien au lycée Bernard Palissy d’Agen. Son emploi du temps était le suivant : de 11 heures à 14 heures à la cantine des élèves ; de 16 heures à 19 heures au ménage des salles de classe. Ça faisait 6 heures par jour, 30 heures par semaine. Elle aurait bien aimé une heure quotidienne de plus pour arriver à 35 heures et au SMIC, mais il faut croire que les dirigeants de la Sodexho ne s’embarrassaient pas de ce genre de préoccupations. Il est vrai qu’elle avait connu pire ; son précédent contrat, dans la grande distribution, c’était 20 heures par semaine, à prendre ou à laisser.

Même si elle n’était payée que 30, elle s’aperçut vite qu’elle les faisait, les 35 heures. Car pour être opérationnelle à 11 heures, elle devait arriver à 10 h 45 dernier carat. Et elle n’avait jamais fini le nettoyage du réfectoire avant 14 h 15. Le soir, pour achever les dix salles qui lui étaient attribuées, elle devait chaque fois prolonger au moins jusqu’à 19 h 15. Car en plus des dix salles, il y avait quatre couloirs, pas petits, et de grandes toilettes, bien dégueulasses, du côté des filles comme du côté des garçons. Elle avait alerté le manager sur le temps insuffisant ; il lui avait répondu qu’elle n’était pas assez rapide et qu’elle devait se montrer plus performante. Elle en avait parlé à deux de ses collègues (elles étaient six pour tout l’établissement), qui lui avaient dit que c’était comme ça et que ça ne servait à rien de se plaindre.

En dehors de ces désagréments, le travail n’était pas trop pénible. À 21 ans, arrivée de Seine-Saint-Denis à l’âge de 12 ans avec sa mère son frère et sa sœur, Monia n’avait pas été à l’école très longtemps. Après la 3e, elle avait été envoyée dans un centre d’apprentissage où elle avait passé un C.A.P. Petite Enfance. Elle aurait pu continuer ensuite pour préparer le concours d’auxiliaire de puéricultrice, mais la formation était payante et sa mère lui avait fait comprendre que rapporter un salaire de plus serait une bonne chose. Le père était aux abonnés absents depuis des années, il était reparti, il ne donnait pas un sou et pas de nouvelles, il n’existait pas.

Monia avait donc commencé à travailler dès ses 18 ans, d’abord à Mac Do, qu’elle complétait par du ménage chez des particuliers, ensuite dans une usine de réparation de boxes TV. Après elle avait eu de nouveau deux jobs en même temps : 20 heures en tant que caissière à Carrefour, et 12 heures de ménage le soir dans une entreprise. Cela n’avait été que du temporaire et du partiel, et rien qui soit un peu épanouissant. Elle était limitée parce qu’elle n’avait pas encore le permis : elle se débrouillait avec sa mère qui la transportait chaque fois qu’elle le pouvait, le bus quand il y en avait, et son petit ami, un garçon d’origine marocaine comme elle, mais sur qui elle préférait ne pas trop compter pour les trajets professionnels, car il n’était pas fiable au niveau des horaires.

Au lycée, elle considérait qu’elle effectuait deux boulots. Le ménage du soir ne la gênait pas, à part l’odeur de sueur. Incroyable ce que ça puait une salle de classe en fin d’après-midi ! Elle n’aurait jamais cru. Dans chaque salle, son premier geste était le même : ouvrir les fenêtres, des huisseries et des vitres lourdes, énormes. De 16 à 17 heures, il restait pas mal d’élèves. Il y avait bien une ou deux salles de libres qu’elle pouvait nettoyer, mais souvent elle avait fini à 16 h 40, et elle perdait un quart d’heure parce qu’elle ne pouvait pas faire le reste avant la sonnerie. Là aussi, c’était mal organisé, à croire que c’était fait exprès. À 17 heures, d’un coup le bâtiment se vidait. Entre l’avant et l’après, le contraste était saisissant. Alors elle disposait de deux heures de calme. Elle préférait ça au bruit de la cantine. Parfois un prof qui passait là lui disait bonsoir, une collègue venait la voir quelques minutes, mais la plupart du temps elle était seule. Ça ne l’empêchait pas de bien faire son travail, au contraire. Elle prenait plaisir à astiquer un sol à fond. Les mouvements de ses bras, de ses mains et de son dos pour mouvoir le chariot et la brosse à microfibres l’aidaient à se concentrer. Faire son travail de son mieux était le meilleur moyen de ne pas déprimer.

À la cantine, c’était plus difficile. Mettre le couvert sur les tables, ainsi que les entrées, les fromages et les desserts dans les vitrines réfrigérées passait encore, mais dès que les jeunes arrivaient, à partir de 11 h 45, c’était le bazar. Le réfectoire résonnait et le bruit était infernal. Elle en avait fréquenté, Monia, des réfectoires de collège et de C.F.A., au Raincy et à Agen, mais elle n’y avait jamais remarqué ce bruit. En plus, il manquait toujours des trucs, il fallait souvent ajouter des portions et ça faisait perdre du temps. Car normalement, à partir de midi, elle devait se trouver avec sa collègue à la réception des plateaux, après que les élèves les avaient rapportés et vidés dans les bacs de tri prévus à cet effet. À 13 h 30, le nettoyage des tables et de la salle commençait, et c’était évident qu’une demi-heure ne suffisait pas. Elles allaient jusqu’à 14 h 15 ou 14 h 20, on leur volait des dizaines de minutes chaque jour. S’il y avait eu de la reconnaissance au moins, mais que dalle. Le manager n’était jamais content et la cheffe d’équipe ne connaissait pas le mot merci. 

À 14 h 30, les deux premières semaines, sa mère, qui travaillait tôt le matin et tard le soir dans un hypermarché Leclerc, était venue la chercher. Mais le temps qu’elles rentrent, dans leur petit pavillon HLM de la périphérie, il restait à peine une demi-heure avant le moment du retour au lycée. Ensuite, pendant quelques jours, elle avait décidé d’aller faire un tour en ville entre la fin du service de midi et le début du nettoyage du soir. Ni son copain ni ses deux copines n’étaient libres à cette heure, alors elle regardait les vitrines, les bâtiments, les rues. Elle avait trouvé un parc qu’elle aimait bien, avec des bancs devant un bassin. Il y avait surtout des mamans avec des enfants et des personnes âgées, mais au moins elle se sentait en sécurité.

Et puis un jour, elle avait eu la révélation, et sa vie avait changé. C’était après le service de midi, en allant du réfectoire au vestiaire. Elle était passée devant une salle, et elle avait entendu un prof. Elle en entendait tous les jours des profs, mais jamais ce qu’ils disaient ne lui avait paru intelligible ; du coup elle n’essayait pas de les écouter. Les cours des professeurs étaient un bruit de fond du lycée, au même titre que les cris des élèves. Là, pour la première fois, une voix lui parla et elle fut prise par le discours qui l’intéressa tout de suite : « Le monde n’a pas toujours été divisé en États, et il ne le sera sans doute pas toujours. Il est probable qu’un jour vous ou vos enfants ne se considèrent plus comme Français, mais comme Européens, ou citoyens du monde, ou blanc ou noir, ou homme ou femme, ou naturel ou augmenté, ou authentique ou cloné, ou terrien ou martien… Qui sait, dans quelques décennies, quels seront les critères qui seront utilisés pour définir et classer les humains ? ».

Ces phrases l’arrêtèrent net. C’était ça, un cours ? On se posait des questions sur ce qu’on allait devenir ? Comment le monde serait bientôt ? Elle était surprise. Elle croyait qu’on apprenait des trucs du passé qui servaient à rien, ou le nom de livres dont tout le monde se fichait, ou comment calculer des trucs avec des a et des b juste bons à se prendre la tête. Puisqu’elle n’avait rien à faire avant 16 heures, elle décida de s’asseoir contre le mur et d’écouter un peu.

Au bout de 5 minutes, elle aperçut le manager, qui ne manqua pas de l’interroger :

– Qu’est-ce que tu fais là, Monia ?

– J’éc… J’attends quelqu’un.

Ouf ! Elle avait failli se trahir. Sûr que si elle avait avoué  pourquoi elle était assise dans le couloir contre le mur d’une salle de classe, il lui aurait dit que ce n’était pas sa place. 

Elle fut passionnée jusqu’au bout. Elle ne comprenait pas tout, mais pas mal de choses quand même. Le prof parlait de pays, d’organisations internationales, d’organisations non-gouvernementales, de mafias, de multinationales. Elle réalisa pour la première fois que le monde était vaste, complexe, et qu’elle n’en connaissait rien. Ça lui parut incroyable de ne pas avoir pensé avant à ces ailleurs et à ces autres. Elle considéra qu’elle avait perdu du temps.

À 14 h 55, la sonnerie retentit et elle sursauta. Aussitôt, des bruits de chaises, des voix et des exclamations se firent entendre. Elle eut à peine le temps de se lever que la porte s’ouvrait et les élèves déboulaient. Elle s’éloigna, mais ne partit pas. Les élèves circulaient vite pendant cet interclasse qui ne durait que 5 minutes. Dès que le mouvement cessa et que chacun fût entré dans une salle, elle retourna là où elle s’était trouvée si intéressée. On ne voyait pas l’intérieur des salles, mais elle constata que le professeur était le même. Sa voix lui parut toujours aussi claire, à la fois forte et calme. Apparemment, il ne parlait plus de la même chose : « Pendant longtemps, on n’a guère séparé vie professionnelle et vie personnelle. La notion même de loisirs n’existait pas. Pourquoi ? Parce que survivre était une occupation à plein temps, physique et économique, sauf pour quelques nantis, seigneurs ou aristocrates. Les seuls répits au labeur incessant étaient les jours de fêtes religieuses. C’est le niveau de développement atteint par les démocraties occidentales qui a amené les individus, à partir de la fin du XIXe siècle, à revendiquer du temps de repos, puis des congés payés, puis du temps libre, puis des loisirs. Le but est de couper avec le travail, et même de l’oublier si possible, afin de garantir sa bonne santé physique et mentale. Chacun s’accorde à reconnaître qu’une bonne répartition du temps entre travail et vie personnelle est la condition de l’équilibre et de l’épanouissement. Le problème est que cette « bonne répartition » est très variable selon les individus… ».   

Là encore, elle fut captivée. Le professeur montra les grandes différences que recouvrait le mot travail selon les époques, les pays, les métiers, les statuts. Elle avait de vagues notions de ces variations et évolutions, mais elle n’avait jamais pensé à ce que cela impliquait au niveau économique, psychologique, politique, physique. Plusieurs fois, elle aurait aimé qu’il répète ce qu’il venait de dire, car elle n’était pas sûre d’avoir bien compris. Une fois, elle s’indigna de la remarque d’un élève, elle aurait aimé réagir et apporter son point de vue tiré de son expérience. 

Pendant le dernier tiers du cours, le professeur demanda aux élèves d’écrire un texte de 15 lignes sur le sujet suivant : « Le travail a-t-il trop ou pas assez de place dans nos vies ? ». Il ne se passa donc rien pendant un quart d’heure, mais elle essaya de répondre à la question dans sa tête. Comme elle n’avait pas de papier et de crayon, elle prit son téléphone et se mit à écrire, comme si elle envoyait un message à quelqu’un. Elle fut surprise de tout ce qu’elle avait à dire. Elle s’arrêta après 5 minutes, se rappelant que le professeur avait insisté sur la nécessité de structurer le texte. Elle ne comprenait pas ce que cela signifiait, mais elle avait retenu qu’il fallait « ordonner les pensées, se mettre dans la peau du lecteur pour être sûr qu’il comprenne ». Est-ce que ce qu’elle écrivait était compréhensible par quelqu’un d’autre ? Elle se relut puis décida de continuer comme elle le sentait, sinon elle perdrait le fil et oublierait ce qu’elle tenait à signaler.

Le professeur indiqua que les 15 minutes étaient achevées et qu’il en restait 5 pour lire trois textes. Y avait-il des volontaires ? Des doigts durent se lever, puisqu’un certain Mathieu se mit à lire. On écouta Mathieu. Elle ne trouva pas ça terrible, pourtant les autres dirent que c’était bien. Ensuite, ce fut Anaïs et c’était beaucoup mieux. D’ailleurs elle eut droit aux applaudissements. Pour finir, il y eut Benjamin et c’était moyen. Il faut dire que la sonnerie avait retenti au milieu de sa lecture, mais le prof avait calmé tout le monde en imposant que l’« on s’écoute ». Enfin, dans le brouhaha des chaises et des voix, le prof dit qu’il continuerait cette leçon la semaine prochaine ; Monia se promit d’être là.

Dans le tumulte de la récréation, elle rejoignit le vestiaire où elle alla prendre son chariot et préparer son matériel pour le nettoyage du soir. Elle salua deux collègues qui se changeaient, mais ne traîna pas pour rejoindre son aile et son étage. Sur place, elle chercha une salle vide, en espérant qu’il y aurait à côté un professeur qu’elle pourrait entendre. Elle trouva. C’était apparemment un cours de sciences, et c’était une femme qui le donnait : « Les rations alimentaires équilibrées en protides, lipides, glucides, sels minéraux et vitamines varient selon l’âge, la taille, le sexe et l’activité des individus.
Elles évoluent au cours de la vie. L’AFSSA, ou Agence française de sécurité sanitaire des aliments, étudie et publie les résultats de recherche sur les besoins alimentaires des différentes catégories de population ».
C’était intéressant, ça aussi. Elle aimait la cuisine, et regrettait de ne pas savoir en faire, à part les cornes de gazelle et un peu le couscous, parce qu’elle aidait sa mère à confectionner ces mets. Elle n’entendit pas tout, et pas bien, car elle devait travailler en même temps. Et puis la voix de la femme était moins bonne que celle de l’homme. Néanmoins, quand elle eut fini de nettoyer la salle, elle attaqua le couloir à cet endroit, au détriment de toute logique puisque les élèves allaient repasser en sortant ; mais cela lui permit d’écouter le cours presque jusqu’au bout.

C’est ainsi que Monia prit l’habitude d’écouter les cours derrière un mur, de 14 heures à 17 heures, mais aussi de 10 heures à 11 heures. Une fois, sa cheffe d’équipe l’avait repérée dans un couloir à 10 h 20 et lui avait demandé ce qu’elle fichait là. Monia avait prétexté une question d’horaire de car ; elle devait prendre celui de 9 h 30 si elle voulait prendre son service à 11 heures. Ça la faisait arriver une heure en avance, mais ça n’était pas grave. La cheffe n’avait pas su quoi répondre et s’en était allée en marmonnant, moyennant quoi Monia avait pu reprendre son écoute. Elle s’était acheté un cahier, puis deux, puis trois, puis un pour chaque matière. 

Au bout de trois semaines, elle avait repéré les cours les plus intéressants et les profs les meilleurs. Dans un premier temps, ce qui lui posa le plus de problème fut le français, parce qu’il fallait connaître des livres qu’elle n’avait pas lus. Alors elle eut l’idée d’aller à la bibliothèque municipale. Elle emprunta un truc qui s’appelait Le père Goriot, d’un certain Balzac, et un autre qui s’appelait Germinal, de Zola. Dans les deux cas, le même phénomène se produisit : les vingt premières pages furent très pénibles à lire, elle ne comprenait rien et se perdait dans les personnages. Et puis d’un coup, tout s’éclairait, elle s’identifiait aux personnages et elle adorait. Elle aimait lire ! Quelle incroyable révélation, elle en riait toute seule !

En maths, ce n’était pas facile de suivre, sans voir les schémas au tableau, mais c’était sa matière préférée. Au collège, elle avait été plutôt bonne. À la bibliothèque encore, elle emprunta le livre Les maths pour les nuls, qui l’aida beaucoup. Elle demanda à le prolonger pour avoir le temps de tout lire et de faire les exercices. Elle ne réussit pas tout, bien sûr, mais ce travail fut payant et elle suivit plus facilement les cours ensuite. 

En langue, elle se concentra sur l’anglais, même si elle n’aimait aucun des trois profs qu’elle avait pu identifier. Ce qu’il y avait de bien, c’est que les cours étaient souvent des conversations entre prof et élèves ; les corrections du prof permettaient d’apprendre pas mal. Sur son téléphone, elle cherchait la traduction de certains mots qui lui paraissaient importants. Et elle retint un conseil : regarder les films ou les séries anglaises et américaines en version originale sous-titrée. « D’abord sous-titrée français, ensuite quand vous serez prêts, sous-titrée anglais » avait précisé une prof. Monia avait essayé chez elle. Sa télé ne proposait pas le sous-titrage en anglais. De toute façon, ça aurait été trop dur pour elle. Sous-titrage français, c’était bien. Ça posa quelques problèmes familiaux avec son frère et sa sœur, quand ils regardaient en même temps qu’elle. Elle leur expliqua que c’était important d’apprendre l’anglais s’ils voulaient s’en sortir aujourd’hui, mais ils répondaient qu’elle faisait chier et qu’elle était sacrément bizarre en ce moment. Elle dut consentir quelques concessions, mais globalement elle put regarder de nombreuses fictions en anglo-américain. 

Elle se sentait progresser à vitesse grand V quand, le 6 janvier, 2 jours après le retour des vacances de Noël, une femme qui faisait partie de l’administration du lycée avança dans le couloir désert. Au pas et au regard, Monia comprit que c’était vers elle que se dirigeait la dame et elle se sentit comme une araignée qui sait qu’elle a été vue et qu’elle va être écrasée. Elle cacha son cahier sous sa blouse. La dame s’arrêta devant elle et lui demanda de la suivre en indiquant que le directeur du lycée voulait la voir. 

Monia se mit aussitôt à trembler. Elle avait dû être repérée. Cette femme était venue directement sur elle, ce qui signifiait qu’elle connaissait son existence, qu’elle savait qui elle était. Elle n’avait jamais eu affaire à l’administration du lycée jusque-là, ses supérieurs étaient la cheffe d’équipe et au-dessus le manager. Là, c’était grave, elle allait devoir payer toutes ces heures passées à espionner des cours dans les couloirs.

– Asseyez-vous, je vais le prévenir.

Elle attendit sur une chaise, dans une sorte de hall. D’autres personnes passaient là, qui la regardaient. Elle se sentit ridicule avec son pantalon informe et sa blouse de la Sodexho qu’elle n’aimait pas. Elle sentait son cahier coincé dans l‘élastique du pantalon et le stylo dans sa poche. Ça risquait de se voir. Où était passée la femme ? Et si elle s’enfuyait ? Une porte s’ouvrit, la femme réapparut.

– Entrez.

Monia se leva, sans pouvoir contenir son tremblement. La femme lui fit signe d’avancer, d’entrer dans la pièce. Mon Dieu, implora-t-elle, aide-moi. Elle franchit un sas au milieu d’une double-porte. Elle se retrouva dans une grande pièce avec des tapis, des bibliothèques, un bureau en bois vernis et une large fenêtre derrière. Il y avait un homme en costume, elle n’avait jamais vu sa tête. 

– Bonjour Mademoiselle, lui dit-il. Asseyez-vous. 

Sans doute aurait-elle dû dire bonjour, mais elle en fut incapable. L’homme n’avait pas l’air en colère, mais il ne souriait pas non plus. Il dit quelque chose et donna un dossier à la femme, qui s’en alla par un autre côté. Monia remarqua que les portes étaient rembourrées, ici on ne devait pas pouvoir écouter de l’autre côté du mur. 

Le directeur leva les yeux sur elle, et la regarda avec insistance.  Elle eut peur que son tremblement se remarque et elle eut envie de pleurer.

– Vous êtes employée par la Sodexho et vous travaillez chez nous à la restauration et au ménage, c’est bien cela ?

Comme le oui ne sortait pas de sa gorge bloquée, elle hocha la tête.

– Et vous êtes chez nous depuis la rentrée de septembre ?

Blocage de gorge, hochement de tête.

– Si ce qu’on me raconte est vrai, c’est incroyable ce que vous faites ! 

Monia sentit qu’elle n’allait pas tenir longtemps. 

– Toutes ces heures et ces journées que vous avez passées, assise ou même debout dans les couloirs !…

Cette fois, les digues craquèrent, Monia enfouit sa tête dans ses mains et éclata en sanglots. Elle ne le vit pas, mais le directeur apparut désemparé. Il saisit son téléphone et prononça un mot. La femme arriva aussitôt.

– Que se passe-t-il ? s’inquiéta-t-elle en voyant Monia sangloter sur le fauteuil.

– Je n’ai encore rien dit, s’excusa le directeur en tournant les mains vers le ciel.

– Je l’emmène deux minutes, et je vous la ramène.

Monia se laissa guider – elle était bien incapable de se mouvoir par elle-même – et se retrouva dans un cabinet de toilettes dans lequel la femme lui donnait des mouchoirs et lui faisait boire un verre d’eau. Elle l’invita aussi à passer aux W.C. Elle dit ensuite à Monia :

– J’aurais dû vous dire quelque chose, tout de suite, même si je n’avais pas le droit. C’est une bonne nouvelle que le directeur veut vous annoncer.

Monia sembla découvrir qu’elle n’était pas morte. Il fallut que la femme parle encore un peu avant qu’elle retrouve l’usage de la parole :

– Il n’est pas très adroit, mais c’est quelqu’un de généreux, vous verrez. On lui a parlé de vous et il a quelque chose à vous proposer.

Cette fois, Monia s’entendit :

– Il m’a dit que je traînais dans les couloirs…

– Justement. Allez, venez… Écoutez-le et posez-lui toutes les questions que vous voulez.

Flageolante, Monia se rassit devant le directeur, qui lui tint ce discours :

– Voilà. Plusieurs personnes m’ont signalé que vous écoutiez certains cours depuis les couloirs…

– Je fais pas de bruit et ça m’empêche pas de faire mon travail.

– Bien sûr, Mademoiselle. Personne ne vous reproche rien. Au contraire, nous sommes plusieurs à trouver votre attitude remarquable. Que vous profitiez du temps libre entre vos horaires de service pour vous cultiver et apprendre différentes choses, dans des mauvaises conditions, car vous êtes mal installée et vous ne voyez même pas le professeur, c’est un exploit. Bien sûr, il doit vous manquer des morceaux de cours, vous ne pouvez écouter qu’à certains moments. Est-ce que ce que vous entendez vous intéresse ?

– Oui, beaucoup. Mais je comprends pas tout.

– C’est normal. Personne ne pourrait tout comprendre dans ces conditions. Est-ce que vous écoutez toutes les matières ? 

– J’essaye, oui. Mais il y en a peut-être que je ne connais pas. 

Le directeur l’interrogea ensuite sur son parcours scolaire et professionnel, ainsi que sur sa situation familiale. Ensuite, il lui posa une question simple, à laquelle Monia aurait été incapable de répondre quatre mois plus tôt. Mais tout le travail effectué depuis lui avait ouvert les yeux et donné des idées.

– Si vous pouviez choisir votre métier, quel serait-il ?

– Il y a plein de choses que j’aimerais faire. Je crois que ce qui me plairait le plus c’est travailler dans une grande entreprise, qui va dans plusieurs pays. Pour aider des gens à vendre quelque chose, ou à le fabriquer peut-être.

– D’accord. Vous avez la volonté et vous avez sans doute les capacités. Mais pour cela il vous faut une formation, et un diplôme. Alors, si cela vous intéresse, nous souhaiterions vous proposer d’intégrer une classe de terminale, avec en plus des cours de français, pour passer le bac au mois de juin en candidat libre. Nous nous occuperons des formalités, ne vous inquiétez pas. Ensuite, nous pourrons vous orienter vers une bonne école qui vous préparera aux métiers qui vous plaisent. Est-ce que ça vous intéresserait ?

Monia ne savait pas si elle devait rire ou pleurer. L’émotion lui jouait des tours, sa raison fonctionnait mal. Elle essaya de rester calme.

– Merci beaucoup, c’est très gentil à vous. Mais ça coûte cher, tout ça, ma mère voudra jamais.

– Nous avons pensé à cette question financière. Il y a quelques années, des anciens élèves ont créé un fonds destiné à aider des jeunes méritants qui ont peu de moyens. Je suis sûr que vous obtiendrez sans problème le soutien de la fondation, c’est-à-dire la prise en charge de vos frais de transport, de restauration, de scolarité. Comme vous avez plus de 18 ans, rien ne vous empêche de travailler un peu, pas trop pour ne pas gêner vos études, une dizaine d’heures par semaine. Pour l’école ou l’université après le bac, il existe des possibilités de bourse et nous vous aiderons à les obtenir. Enfin, vous pourrez dire à votre maman que, si elle le peut bien sûr, ça vaut le coup de vous laisser étudier quelques années pour ensuite être plus à l’aise financièrement.

La sonnerie de 15 h 50 retentit. Le rêve était fini.

– Excusez-moi, il faut que j’aille travailler.

– Bien sûr, dit le directeur. C’est votre dernier jour à la Sodexho, il ne faut pas être en retard. 

– Mon dernier jour ?

– Je vous attends demain ici avec votre maman – vous direz à ma secrétaire l’heure qui vous convient – et j’espère que vous accepterez ma proposition. Si vous dites oui, ce que j’espère, je préviendrai la directrice de la Sodexho, je la connais bien. Ce serait un honneur d’avoir dans notre établissement une fille aussi courageuse et volontaire que vous, Mademoiselle.

C’est ainsi que Monia devint lycéenne. Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est qu’un élève de la terminale qu’elle rejoignit le surlendemain raconta sur Facebook comment une nouvelle était arrivée dans la classe et bossait comme une malade alors qu’elle n’avait même pas le brevet. L’histoire de « la fille qui suit les cours en faisant le ménage » s’étendit sur la toile comme une traînée de poudre. Le buzz fut vite national. Des dons spontanés arrivèrent au lycée Bernard Palissy d’Agen, et les études de Monia furent vite financées pour plusieurs années. 

Elle obtint son bac, fut acceptée en classe préparatoire d’une école de commerce. Deux ans plus tard, elle intégrait la prestigieuse EDHEC à Lille. Elle est aujourd’hui sous-directrice de la division Asie du groupe L’Oréal. 

Monia n’a jamais oublié comment elle était arrivée là. Pendant 6 mois, elle a donné la moitié de son salaire à l’Amicale des anciens du lycée pour nourrir le fonds dont elle avait bénéficié. Et avec le noyau de ceux qui la suivent depuis son entrée en classe terminale, elle a créé un laboratoire de recherche en sciences de l’éducation pour réfléchir aux moyens de redonner une formation, une envie et un métier à ceux qui ont décroché trop tôt du système scolaire.

Un commentaire

Laisser un commentaire