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Il la voyait depuis la fenêtre du séjour, devant laquelle on le plaçait souvent. Et depuis la terrasse, bien sûr. La montagne, sa montagne. Celle au pied de laquelle il était né, avait grandi, était resté.
Il l’avait parcourue par tous les temps. En tant que berger surtout, avec ses chiens et ses moutons. 50 ans d’élevage, ce n’était pas rien. Il avait également fait le bûcheron en de nombreux endroits. Mandaté par l’Office des Forêts ou le Parc Naturel, il avait conduit plusieurs équipes de forestiers pour des opérations de défrichage. Et puis sans le vouloir il était devenu guide. Des randonneurs venaient frapper à sa porte. Il était la référence du fond du parc.
Sur cette montagne, il avait aussi mille souvenirs de famille : les pique-nique avec parents et enfants, les balades avec sa femme, qu’il avait tenue par la main jusqu’au bout de la maladie, et puis chaque jour ses sorties seul avec ses chiens qui eux aussi ne pouvaient se passer des pentes herbeuses et caillouteuses qui montaient dru entre deux replats. Il avait façonné la montagne autant qu’elle l’avait façonné.
Tout cela était fini. Paralysé des jambes, il ne survivait que grâce à sa fille et à l’aide à domicile, qui habitaient la ville toutes les deux. Ne plus pouvoir marcher, qu’aurait-il pu lui arriver de pire ? Pourtant il ne se plaignait pas. Il avait vécu dans un lieu magnifique, paisible et préservé pendant 75 ans, c’était une grande chance.
Il n’était pas indifférent à l’évolution du monde et au sort des populations ici ou là. Pourtant, il ne s’y intéressait guère. C’était une échelle trop grande. Et puis à quoi bon ? Il avait entendu parler d’internet, de l’information continue, de la mondialisation des échanges ; il n’était pas sûr que cela soit une bonne chose. Faire avec ce que l’on a, travailler dans son coin, n’était-ce pas plus efficace pour la paix et la sérénité ?
D’ailleurs, même privé de ses jambes, il continuait à travailler. Il s’était mis à la vannerie, qu’il connaissait grâce à sa grand-mère. Il ne vendait ses paniers qu’aux touristes, mais peu importait. Il fabriquait aussi des abat-jour et des cache-pot, pour lesquels sa fille lui avait trouvé un petit débouché dans deux boutiques de la ville. Il n’allait pas vite, et c’était bien comme ça. Il regardait la télé, un peu. Et, quand on venait le voir, il aimait raconter des histoires, des histoires de moutons, d’hommes, de loups et de chiens, d’orages, de neige et de printemps, de cascades et de champignons.
Il n’était donc pas malheureux malgré l’inertie. Mais une chose lui manquait : la montagne. Même s’il ne se plaignait pas, les deux femmes qui veillaient sur lui s’en apercevaient. Elles voyaient son regard qui s’en allait vers les hauteurs, car ses yeux n’étaient pas trop atteints.
– Elle te manque, hein ? murmurait sa fille en s’approchant de lui.
– Oui.
– Ah, Monsieur, cette montagne !… s’exclamait l’aide à domicile dans un sourire impuissant.
– Elle est belle, répondait-il dans un souffle.
Les larmes lui venaient aux yeux et il souffrait de son impuissance.
Aussi, quelle ne fut pas sa surprise quand, au matin du 6 octobre, jour de son 82e anniversaire, sa fille et l’aide à domicile arrivèrent dès 8 heures pour le « préparer ».
– Vous ne m’emmenez pas à l’hôpital, au moins ?
– Ne t’inquiète pas.
Une demi-heure plus tard, pénétra dans le chalet son petit-fils, grand gaillard de 26 ans maintenant, qu’il ne voyait pas souvent.
– Bonjour Grand-père ! Et bon anniversaire !
– Qu’est-ce que tu fais là ? s’étonna-t-il en recevant son accolade.
– Je viens te chercher. Avec des copains qui veulent venir aussi.
Entrèrent alors trois autres jeunes et beaux gabarits, qui saluèrent respectueusement le vieil homme, sa fille et la femme de service. Les quatre garçons portaient des chaussures de marche, des sacs à dos et des harnais.
– Où va-t-on ? demanda-t-il.
Le petit-fils s’approcha de la fenêtre, pointa un doigt en hauteur vers l’extérieur.
– Là-haut. C’est d’ailleurs toi qui vas nous guider.
– Mais…
– Viens voir.
Il poussa le fauteuil de son grand-père sur la terrasse et lui montra une sorte de chariot en bois, guère plus grand qu’un jouet pour enfant, mais bien équipé, avec coussins et rembourrage.
– Tu vas t’installer là. Nous, on va tirer, et pousser. On passera partout avec ça.
Les yeux du grand-père s’embuèrent.
– Vous êtes fous… Et… Et pour la cheminée ?
La cheminée était un passage rocheux d’une centaine de mètres qui exigeait un peu d’escalade.
– C’est prévu. Nous avons pris pitons et cordes, nous te sanglerons et te lèverons vers le haut.
C’est ainsi que se mit en route une caravane à nulle autre pareille.
– À ce soir, lancèrent les femmes attendries qui suivirent le plus longtemps possible le début de l’ascension.
Ils mirent 5 heures pour arriver au sommet, contre 2 ou 3 d’habitude. À chaque pause, les garçons interrogeaient le vieil homme. Tant de souvenirs remontaient en lui qu’il avait du mal à prononcer autre chose que des bribes.
– Merci, répétait-il, merci.
– C’est nous, qui vous remercions, M. Vialatte. Vous nous offrez une sacrée randonnée.
Au sommet, il fut pris de vertige. Le vent, le panorama, les congratulations des garçons, c’était de si fortes émotions.
Ils redescendirent plus vite qu’ils ne l’auraient cru. Il n’y avait plus des porteurs et un porté, mais 5 hommes heureux du chemin accompli ensemble.
Au dîner, autour de la potée qui fumait et du Côtes d’Auvergne qui déliait les langues, le vieil homme raconta des histoires que le périple lui avaient rappelées.
– Ma fille, dit-il en se couchant. C’est étonnant, mais j’ai passé, à 82 ans, une des plus belles journées de ma vie. Il ne manquait que ta pauvre mère.
– Elle était là, Papa, elle était là. Dors maintenant.
Elle l’embrassa et se retira, fermant doucement la porte de la chambre.
Vous nous faites pleuré, magnifique.
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Un petit clin d’œil à Monsieur Vialatte.
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Quand j’ai cherché un nom au héros de cette histoire, située dans les monts d’Auvergne, le nom de M. Vialatte m’est venu naturellement. C’est peut-être votre grand-père, chère Amandine. Quoique lui ait la chance de vous avoir comme petite-fille.
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Joli retour à la nature… Après les « post » et « néo » humains, c’est bien agréable. Merci Pierre-Yves.
Amicalement
Joëlle (du bord de mer !)
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La montagne t attend . Elle est là tout près. Alors n hésite pas si tu as l occasion . On t accueillera avec plaisir. Après Le Vesinet et ses manoirs , le lac d Annecy et ses belles demeures ! Désolée de ne pas avoir répondu à ton message plus tôt. Ici tout va bien : Vincent tient le choc Les enfants poursuivent leur route sur des chemins très différents . Et moi , je travaille maintenant pour le cd sur le volet PA/ PH .
On t embrasse et on se rappelle lors d un prochain retour à la Roche Canillac . Envoyé de mon iPhone
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La littérature, comme l’amitié, traversent, voire déplacent, des montagnes. Quelle belle ville qu’Annecy. À bientôt, Py.
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