La loi des séries

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Les pins souffraient sous les coups du vent qui soufflait. Le sable et les aiguilles crépitaient contre les vitres. Dans leur maison des Landes, Annie et Jacques regardaient la télévision. Une série. Les séries étaient la douceur inattendue de leur retraite. Une invention dont ils n’auraient jamais soupçonné, 4 ans plus tôt, qu’elle faciliterait des retrouvailles en tête-à-tête, maintenant qu’ils ne travaillaient plus tous les deux, et qu’enfants et petits-enfants vivaient à perpette. 

Non seulement les séries occupaient leurs soirées, mais en plus, par leurs scénarios, leurs personnages, leur tonalité, elles les aidaient à capter l’air du temps et à rester dans le coup. Grâce aux histoires du soir, ils décryptaient les évolutions du monde, du langage, de la mode, et ils se régalaient.

Annie s’entichait des personnages, Jacques des intrigues. Elle aimait les voyous, il se sentait proche des flics. Mais ils préféraient tous les deux quand ce n’était pas manichéen, pas policier.

– Dans la vie, le crime reste une exception, affirmait Jacques. Alors que si on se fie au nombre de polars programmés, on a l’impression que la mort violente est la règle. 

– Le meurtre est une facilité de scénariste, renchérissait Annie. Une histoire est plus crédible quand les différends se règlent comme dans la vraie vie : à coups de bassesses, de vengeance, ou de dépassements et de réconciliations. 

Ils considéraient que les mots étaient des armes plus subtiles que les balles.

Ils pouvaient discuter des heures des mérites comparés des Scandinaves et des Anglais, de la supériorité des Américains sur les Français, et des nuances au sein de ces caractéristiques nationales. Ils étaient si passionnés qu’ils avaient convaincu leurs enfants et leurs amis, élargissant leur communauté d’amateurs éclairés, multipliant d’autant les occasions d’échanges et de partages. Peu s’en fallait qu’ils ne participassent à des forums sur internet.

Ce soir de vent, ils étaient captivés devant leur écran, serrés l’un contre l’autre quand, à 21 h 36, des coups furent frappés contre la porte d’entrée. Ils eurent aussitôt l’impression d’une intrusion, d’une bulle qui se brisait. Annie posa sa tasse. Ils étaient tellement pris par l’épisode en cours, que, même s’ils s’étaient redressés, ils gardaient un œil sur l’écran et tendaient une oreille. 

Les coups redoublèrent. Annie fut la plus prompte à se lever. Elle se dirigea vers la porte. Jacques se leva aussi, et suivit son épouse. Annie ouvrit, Jacques entendit son cri et la vit reculer jusqu’à le toucher. Devant elle, se tenait un homme qui brandissait un revolver. Jacques enserra sa femme.

– Ne bougez pas ! lança l’homme. Et lâchez-là !

Jacques laissa tomber ses bras. 

– Écartez-vous d’elle ! rugit l’homme.

Jacques ne bougea que de quelques centimètres. Et Annie bougea dans le même sens. Ils ne voulaient pas perdre le contact l’un de l’autre.

– Qui êtes-vous ? demanda Jacques. 

– Je suis celui qui vient vous faire passer de la fiction à la réalité.

En pointant son arme, l’homme les obligea à quitter l’entrée pour rejoindre le séjour. Le trio arrivait dans la pièce quand un craquement déchira la forêt. Le temps fut comme suspendu, puis le bruit progressif d’un arbre qui tombe se fit entendre. L’intrus ne put s’empêcher de regarder du côté de la fenêtre. Pendant ce laps, Annie saisit le cendrier en verre sur la console à portée de main et le ramena d’un geste foudroyant sur la tempe de l’inconnu. Comme en écho à la chute de l’arbre, un os craqua et l’homme s’écroula sur le parquet.

Ils s’enlacèrent, regardant l’homme à terre, qui ne bougeait plus.

– Tu crois que je l’ai tué ?

– Peut-être.

– Où est le pistolet ?

– Là.

– Ne le touche pas. Pour les empreintes.

– Bien sûr. On va sécuriser.

Du pied, Annie poussa le pistolet sous l’armoire afin que l’intrus ne puisse pas l’attraper si jamais il se réveillait.

Tandis qu’elle appelait le 17 et le 18, Jacques alla chercher de la ficelle. Ainsi outillés, ils s’approchèrent de l’homme. Il respirait, mais il était replié en chien de fusil et il saignait. 

– Puisqu’il est dans cette position, on va lui attacher un poignet et une cheville. Comme ça, il ne risque pas de nous embêter.

Ainsi fut fait. Ils allèrent à la cuisine se laver les mains, et se passer un peu d’eau sur la figure. 

– Qui ça peut être ?

– Et qu’est-ce qu’il voulait ?

– Il s’y est pris comme un manche.

– Quel nul !

Ils revinrent dans le séjour. Le type ne bougeait pas. Jacques attrapa la bouteille de whisky, deux verres. Il servit et ils retournèrent chacun avec leur verre s’asseoir sur le canapé. Ils eurent le temps de regarder la fin de la série avant l’arrivée des gendarmes. 

9 commentaires

  1. Voici une nouvelle aussi rapide que l’éclair et l’irruption d’un crime chez soi. Elle me rappelle bien sûr le bon temps des polars de Pier Bert. Troublante et bien vue cette anesthésie des séries qui ramène Monsieur et Madame devant leur écran.

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  2. J’adore le titre !
    Oui, c’est court mais efficace.
    Je dois avouer que je ne suis pas très intéressée par les séries mais j’ai eu la chance d’en découvrir de nouvelles (japonaises entre autres) grâce à …. mes enfants.
    En tous cas, ils ont l’air sympa Annie et Jacques.
    Amicalement.
    Joëlle

    Aimé par 1 personne

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